Gyro
Par Eric Lafon
A lire en ligne gratuitement
Gyro
I / La fin
Je suis mort…
Mon dernier souvenir est cette buée qui sortait de ma bouche parce qu’il faisait froid. J’avais ingurgité une sacrée quantité de médicaments. Loxapac, Seresta, Lexomil et j’en passe. Un thermos rempli de bon café bien chaud pour faire passer le tout, et ça y était, la limite était franchie.
Je me trouvais à environ 1200 mètres d’altitude, dans les Pyrénées. Il y avait, en ce mois de Février, beaucoup de neige et j’avais dû mettre les chaînes aux roues de ma voiture pour finir d’arriver. Ensuite j’ai marché quelques kilomètres pour trouver un endroit où le coucher du soleil serait superbe. J’ai déniché le lieu parfait : un fauteuil de pierre qui n’attendait que moi, orienté plein ouest, face au couchant et très confortable une fois recouvert de mon plaid. J’ai fumé quelques cigarettes roulées puis, peu avant que notre astre n’effleure les crêtes enneigées, je me suis fait un gros joint. Quitte à ce que ce soit le dernier, autant en profiter. J’ai contemplé mon dernier crépuscule avec avidité. Je ne voulais pas en perdre une miette. Le brassage de ces teintes oranges, rouges et violettes étaient tout simplement sublimes. Le joint fit son effet et ma lucidité s’en alla avec les rayons du soleil. J’ai encore attendu une heure avant de prendre mes cachets. Même si je tenais à voir ce coucher de soleil, c’était sous les étoiles que je voulais mourir. Et elles étaient au rendez-vous. J’avais choisi mon jour en consultant la météo : pas de lune, pas de nuage et un froid…très froid.
Lorsque j’eus fini de prendre tous les médicaments, je vidai le reste de café dans la tasse-capuchon et le bus d’un trait. Je commençais à ressentir de la lourdeur dans tous mes membres, et je profitai de pouvoir encore bouger pour enlever mon blouson de ski. L’engourdissement s’étendait maintenant à mon corps tout entier, si bien que je ne souffrais pas du froid. Je devenais du coton. Je dois reconnaître que la sensation n’avait rien de déplaisant. Sentant mes yeux se fermer et mon esprit s’éteindre, je me mis à penser très fort à ma femme et mon fils. Pour être bien sûr qu’ils occuperaient ma dernière pensée. Puis vint l’ultime nuage de buée.
…ou du moins devrais-je l’être.
Lorsque je parle de « dernier » souvenir, c’est un mensonge, ou un demi-mensonge pour être exact. Mais avant d’aller plus avant dans ce récit, peut-être dois-je expliquer comment j’en suis venu au suicide ? Malheureusement, cette partie de l’histoire n’a rien d’exceptionnelle. C’est celle d’un gamin qui rêvait de devenir astronome ou encore musicien mais qui n’a rien fichu à l’école. Celle d’un ado qui, quand il a eu du mal à suivre en cours, a préféré se la jouer anar et tout rejeter au lieu de se mettre à bosser. Celle d’un jeune adulte qui goûte aux joies du chômage et qui passe ses journées à fumer de l’herbe. Celle d’un être qui sombre dans la dépression quand il se retourne pour constater la nullité de sa vie.
Il n’y a qu’une personne qui m’ait fait bouger mon cul : ma femme. Je traînais mes guêtres dans une formation pour la réinsertion professionnelle, quand je l’ai rencontré. J’étais assis au fond de la classe à essayer de plancher sur un projet d’entreprise de jardinier-paysagiste quand la formatrice nous a prévenu de l’arrivée d’une nouvelle stagiaire. Je levais les yeux et là : j’ai littéralement craqué. Le coup de foudre. Moi qui croyais que ça n’arrivait que dans les livres ou dans les films, j’étais sous le choc. Un regard bleu acier, une peau blanche comme du lait et les cheveux rouges. La Lilou Multipass du « Cinquième élément » mais en mieux. La beauté slave. Nous nous sommes rapidement installés en couple. Pour elle j’ai remué ma carcasse et j’ai monté ma boite de jardinage. Pour la première fois je créais quelque chose qui tenait la route. Après deux ans en solo, je pris deux salariés. Lorsque nous avons fêté les trois ans de l’entreprise, j’ai eu deux cadeaux : un piano (droit et d’occasion mais tout de même) et la nouvelle qu’un enfant était en route dans le petit bidon de ma Coralie. J’étais comblé. Comme j’ai aimé nos soirées hivernales cette année-là. J’avais repris des cours de musique. Quand j’étais môme mes parents m’avaient payé des leçons de piano mais j’avais arrêté vers les treize ans, eh oui, cet instrument ne fait pas très rebelle. Cela dit, je possédais de bons restes et j’adorais jouer du jazz-saloon pendant que Coralie se recroquevillait sur le fauteuil devant la cheminée en m’écoutant. Son ventre s’arrondissait et notre bonheur fut tellement intense que j’ai parfois du mal à y croire moi-même. Autour de nous les couples se faisaient et se défaisaient sans cesse. Nous, nous traversions sans encombre les océans du quotidien.
Alors pourquoi ai-je décidé d’en finir ? En fait tout a été très vite. Premièrement il y a eu la crise, on a beau dire, l’argent se compte de plus en plus et les beaux jardins n’étaient plus la priorité. Ensuite j’ai commis des fautes de gestions, manqué de jugement et pris de mauvaises décisions. Les retards de paiement des charges sociales ont commencé à faire des petits et de fil en aiguille j’ai dû licencier l’un après l’autre mes employés. Puis vendre le matériel que je jugeais superflu pour pouvoir me faire trois ronds. Et là, liquidation de la boite après quatorze ans d’activité. Pour finir, le crédit de notre maison n’étant plus payé depuis des mois et des mois : saisie immobilière. Ma femme était partie chez sa mère avec notre fils Théo et je devais l’y rejoindre quand j’aurais fini la paperasse. Mais je suis en fait allé faire un tour à la montagne
Le Début :
J’avais froid. A moitié endormi, j’ai attrapé la couette pour me couvrir et replié mes genoux, pour me mettre en boule et me réchauffer. Quelque chose n’allait pas. Mon cerveau commença à se mettre en marche et soudain, stupéfait, je m’assis promptement sur mon lit. Il faisait noir. Ma première pensée fut que j’étais dans une chambre d’hôpital. Quelqu’un avait dû me retrouver avant que la mort ne m’emporte. Je me suis enfoui le visage dans les mains en pensant à Coralie, et à ce qu’elle penserait de moi par la suite.
Mon visage… si lisse… Mes yeux commençant à s’habituer à la pénombre me laissaient voir mes mains… si petites… Pris de panique je cherchai à tâtons un interrupteur mais, malgré moi, je renversai ce qui devait être une lampe de chevet.
-Ah merde, m’écriais-je, énervé et surtout très angoissé. Mais je me tus aussitôt. Cette voix qui était sortie de ma bouche… Ce n’était pas la mienne ! Une voix d’enfant, et pourtant si familière. Certainement attiré par le bruit de la lampe, quelqu’un poussa la porte. Et alluma la lumière. Mon sang se figea instantanément dans mes veines et je fus à deux doigts de m’évanouir. Ma mère se tenait sur le pas de la porte, visiblement contrariée que ma lampe soit cassée. Moi, je restais bouche bée. C’était ma mère, certes, mais ma mère avec trente ans de moins. Je ne pouvais détourner mon regard du sien. Aucun mot ne sortait de ma bouche. La mâchoire tremblante, je me forçai à jeter un œil autour de moi : j’étais dans ma chambre. Celle que j’avais lorsque nous habitions encore en région parisienne… quand j’avais quatre ans.
-Hé ho ! Tu m’écoutes ? Que s’est-il passé, demanda ma mère en entrant pour ramasser les morceaux brisés. Je répondis pour elle mais surtout pour moi :
-C’est….c’est un rêve…
-C’est surtout un cauchemar, dit-elle en me souriant. Mais tout va bien maintenant, c’est fini.
Elle me prit dans ses bras et me fit un câlin.
-Le petit déjeuner est prêt, tu te lèves mon poussin ?
Du haut de mes trente-cinq ans, j’aurais été incapable de décrire correctement ma chambre d’enfant. Mais maintenant que je l’avais devant moi, je reconnaissais absolument tout. Le bac de cubes de bois à roulette, même mon doudou chien dont le ventre était un sac où je rangeais mon pyjama. En me retournant, je vis sur le lit mon ours en peluche, le seul, l’unique : Nounours. Celui-là même que j’avais gardé toutes ces années et donné à mon fils à sa naissance. Toutes ces sensations me donnèrent le vertige et je dû rester quelques instants assis. Depuis la cuisine j’entendis :
-Cédric ! Viens déjeuner ! Sophie, dépêche-toi, toi aussi !
Ma grande sœur Sophie. Adultes, nous nous adorions, mais enfants, j’étais son souffre-douleur. Après avoir lancé un classique « J’arrive ! » Je m’habillais et me rendis dans la cuisine. La table m’arrivait à la hauteur du front. Tout me semblait démesurément grand. J’étais vraiment en état de choc, je m’assis avec difficulté, sur ma chaise et j’obéis à ma mère par pur reflex. Un zombie parmi les vivants. Ma mère voyant bien que quelque chose n’allait pas, posa sa main sur mon front pour s’assurer que je n’avais pas de fièvre.
-Tu te sens bien, s’inquiéta-t-elle ? Je tremblais comme un petit vieux tellement j’avais du mal à croire ce qu’il m’arrivait. Ma grande sœur Soso arriva et s’aperçut elle aussi que quelque chose clochait. Elle profita que ma mère ait le dos tourné pour m’attraper l’épaule et me secouer comme un prunier. Je repoussai sa main sèchement et lui dis « Vas-y dégage, c’est pas le moment de me saouler. » Ma mère et ma sœur me fixèrent, dubitatives. Je n’avais pas réfléchi à ma phrase avant de la dire. Le ton, les mots choisis et l’attitude ne devaient pas vraiment être ceux d’un gamin de quatre ans. De l’étonnement, le regard de Sophie passa à la colère, elle n’avait pas apprécié ma tirade. Mais je pense que ce qui l’avait le plus mis en rogne c’était le manque de crainte que j’éprouvais soudainement envers elle.
En me servant mon chocolat chaud ma mère me complimenta parce que je m’étais très bien habillé tout seul… Plutôt bizarre à trente-cinq ans ! Quand je lui demandai où été papy, elle bloqua un instant et j’eus le temps de me reprendre « Papa je veux dire » Encore une chose à laquelle je devais faire attention. Ne plus appeler « papa » « papy » Théo était loin d’être né.
-Il est parti au travail, tu le sais bien ! Allez dépêche-toi de manger. Après tu viens à la salle de bain que je te nettoie. Je ne savais pas quelle attitude adopter. Je décidai pour l’instant de faire comme si de rien n’était, mais cela serait très difficile ! Ma mère fut surprise que je tienne à me brosser les dents tout seul et que je le fasse aussi bien. Et que dire lorsqu’elle me vit attacher mes lacets sans aucun problème.
Nous montâmes tous les trois dans la vieille R5, qui d’ailleurs n’avait encore rien de
« vieille ». Nous déposâmes ma sœur à l’école primaire et nous mîmes en route pour la maternelle. J’étais angoissé. Je ne me rappelais d’aucun nom ni de ma maîtresse, ni des élèves. Comment allais-je me débrouiller pour passer cette journée ? J’étais perdu dans ces réflexions quand une petite voix timide surgit d’un coin de ma tête. –Tu es moi ?
-Euh… oui on dirait bien. Comment tu l’as compris ?
–Je sais pas, je le sais c’est tout. Mais ça me fait peur. C’est normal ?
-Oui, et moi aussi j’ai peur. Je ne sais pas comment c’est arrivé, c’est arrivé c’est tout. Je suis
content que tu sois là, tu vas m’aider à l’école.
–D’accord.
La (ma) petite voix se tut et j’essayai de penser à tout ce qui était arrivé depuis ce matin. J’avais beau le retourner dans tous les sens, aucune explication ne me venait. Est-ce que ça allait durer ? Devais-je en parler à mes parents ? La voiture stoppa, je saisis la poignée et voulus sortir mais mon épaule heurta la portière fermée. Ah oui… sécurité enfant. Ma mère m’embrassa et me laissa dans l’entrée où une dame m’enleva mon manteau et me poussa gentiment dans une salle de jeux. Un gamin se dirigea vers moi en souriant. –C’est Renaud.
Oui, sa tête me rappela vaguement quelqu’un mais j’aurais été incapable de retrouver son prénom tout seul. « Merci Mini-moi »
Renaud me parla et m’invita à faire un truc que je ne compris absolument pas. « Quoi ? Mais articule un peu mon gars !» Lui lançai-je sur un ton que je voulais sympathique. Il me regarda bizarrement.
–Il veut que tu ailles avec lui creuser un tunnel dans le bac à sable. On adore ça.
Ah. Ben moi je n’ai pas envie.
-Une autre fois Renaud, d’accord ? Il sembla déçu. « Et toi Mini-moi, ça t’ennuie si je ne vais pas patauger dans le sable ? »
–Non. Depuis que tu es là, je me sens bizarre.
Une idée me traversa l’esprit : « je vais te lire une histoire ok ?
–D’accord.
Je me dirigeai vers les bacs de livres et en choisis un au hasard. Après quelques pages, bien qu’il ne dise rien, je sentais son attention. Il m’écoutait. J’avais une réelle sensation de partage, même si j’étais toujours chamboulé par ce qui m’arrivait, ce sentiment m’apaisa. La maîtresse tapa dans ses mains et guidé par Mini-moi j’essayai de vivre un mardi ordinaire, d’un enfant en moyenne section de maternelle. Autant dire que les exercices du genre « colorie en vert les arbres ou encore entoure les ours qui sont par deux » ont été vite expédiés. J’eus même droit à un bon point. Si j’avais fait des fautes j’aurais été vexé.
Ma mère vint me chercher vers quatre heures et demie et nous rentrâmes à la maison après avoir fait trois courses. Je n’avais pu résister au plaisir de monter dans le caddie. Il y a des avantages lorsque l’on a quatre ans. Au dîner je restai plutôt silencieux de peur de paraître étrange. Cela fut aussi un choc de revoir mon père avec des cheveux et trente kilos de moins. Je voyais au renflement de sa poche de chemise qu’elle abritait un paquet de gitanes filtres. Dire que j’avais sous mon nez ce qui le tuerait trente ans plus tard. Je ne pus m’empêcher de lui glisser un sermon sur le tabagisme. Pour info, ça non plus ça ne passe pas à quatre ans. Mes parents me dévisagèrent et aussi surprenant que ce soit, c’est ma sœur qui me tira de l’embarras :
-Quel perroquet celui-là, il répète tout ce qu’il entend.
Merci sœurette !
–Je la déteste ! La réflexion du petit Cédric me fit sourire.
-Dis pas ça, elle vient de nous aider. Mais c’est vrai qu’elle est peau de vache !
Comme le lendemain était un mercredi, j’avais le droit de m’amuser un peu avant d’aller au lit. Personnellement, jouer aux cubes ou aux playmobiles ne m’attirait guère. Puis je me mis à penser à Mini-moi. Peut-être que lui, il en avait envie ? C’était son corps après tout. J’étais arrivé » dedans, et me l’étais accaparé directement sans lui demander son avis. Je me rappelai soudain de sa phrase plus tôt dans la journée : « Depuis que tu es là, je me sens bizarre »
-Mini-moi, tu m’entends ?
–Je t’entends toujours. Pourquoi tu m’appelles Mini-moi ?
-Ça me paraît logique vu ce que l’on vit tous les deux. Tu comprendras mieux la plaisanterie quand tu verras le film.
-Quel film ?
–Laisse tomber. Pourquoi as-tu dit que tu te sentais bizarre avec moi ?
Il hésita un long moment puis « Je ne sais pas, ta présence me rassure et me plaît mais comme j’ai perdu tout contrôle de mon corps et que je suis devenu un simple spectateur de ma vie, ça fait… bizarre. »
– Hola, m’écriais-je intérieurement, ce n’est pas comme ça que parle un enfant de quatre ans ! C’est quoi cette façon de s’exprimer ? Je n’ai pas souvenir d’avoir été un génie pendant l’enfance.
Il souriait. Je ne sais pas comment mais je savais, je sentais qu’il souriait. Je me concentrai sur cette connexion presque palpable et, après plusieurs minutes de réflexion, une explication me vînt. Nous ne communiquions pas avec la parole, je n’avais pas besoin d’ouvrir la bouche pour lui parler. Malgré la différence d’âge, nous étions une unique et même personne. Ce que j’entendais, c’était ses pensées, donc aussi « mes » pensées. Quelque part, je ne faisais que mettre des mots sur ce qu’il percevait.
–C’est à peu près ça, me dit-il, je n’ai pas besoin de chercher mes phrases pour être compris.
Je ressens et tu sais.
J’avais besoin de faire le bilan de cette journée complètement incroyable. Je laissais mes mains s’occuper toutes seules avec les jouets en espérant que Mini-moi s’amusait également, tandis que je réfléchissais à la conduite à tenir. Devais-je parler à mes parents de ce qui m’arrivait ou valait-il mieux que je joue un jeu de dupe ? Je me voyais mal passer mon temps à m’exprimer comme un gamin de quatre ans. D’un autre côté, mes parents me prendraient sûrement pour un fou… A moins que je sois en mesure de prouver ce que j’avançais. Je me retrouvais désormais en 1982, je devais me creuser les méninges pour me souvenir d’un fait marquant que je pourrai « prédire » pour attester de ma bonne foi. Après une heure de tripotage de légos et de brainstorming intense j’en arrivai à la conclusion suivante :
J’allais annoncer à mes parents la vérité et j’appuierais mes dires par deux « révélations »
-La mort de Léonid Brejnev, bien que je ne me souvienne pas exactement de qui il s’agissait, à part qu’il était russe. Mais sa date de décès, allez savoir pourquoi, m’était restée en tête. J’avais dû l’étudier à l’école.
-Et la prise du pouvoir Allemand par Helmut Kohl, ça aussi j’avais dû l’apprendre en cours. J’espérais ne pas me planter dans les dates.
Ma mère passa et me demanda d’aller au lit. Je m’exécutai de suite en me demandant comment j’allais formuler tout cela le lendemain.
III : Révélations
-Debout mon grand ! » Quand j’y pense, cette petite phrase, je l’ai entendu toute ma vie. Même adulte, quand je dormais chez elle, ma mère me réveillait de la même façon et avec exactement le même ton.
Je me suis levé et après avoir pris mon petit déj’ sans un mot, je demandai à ma mère si elle voulait bien venir avec moi pour avoir une petite discussion en privée dans ma chambre. Si j’avais décidé de parler de mon histoire inimaginable à mes parents, je ne savais toujours pas quelle attitude adopter devant ma sœur. Intriguée, ma mère me suivit. « Assieds-toi s’il te plait » Le ton grave que j’employai devais sonner de façon bizarre dans la bouche d’un gamin. Ma mère obéit avec des accents circonflexes à la place des sourcils.
-J’ai des choses à te dire. Cela va te paraître complètement insensé, et je sais d’avance que tu auras beaucoup de mal à croire ce que je vais raconter.
Je pouvais sentir le malaise grandir chez ma mère. Elle ne m’interrompit pas, m’encourageant
même à continuer d’un petit geste de la tête. Je voulais captiver son attention, j’avais réussi.
-Je sais que pour toi j’ai quatre ans…Et je lui ai tout raconté. Ce qu’avait été ma vie, et ce
qu’avait été ma mort. Jusqu’à ma renaissance dans mon propre corps. Je n’eus besoin ni de
Brejnev ni d’Helmut Kohl, je sus tout de suite que ma mère me croyait. Je ne pouvais pas
inventer, non, j’étais bien incapable de tenir un tel discours, avec un tel langage à quatre ans.
Lorsque j’eus fini de raconter mon histoire, je me décidai enfin à croiser son regard, chose
que je n’avais pas eu le courage de faire pendant mon laïus. C’est sur des prunelles mouillées
que mes yeux amerrirent. A ce moment-là, je croyais que c’était ma « résurrection » qui
l’avait touchée. Comme s’il s’agissait là un signe divin, d’un message d’espoir ou de
rédemption. Mais maintenant je réalise que la chose qui avait le plus marqué ma mère, c’était
que son fils se suicide à 35 ans, laissant derrière lui femme et enfant.
Je fis promettre à ma mère de garder le secret, elle m’assura que cela allait sans dire puisque de toute façon on la prendrait pour une illuminée si elle en parlait. Ensuite elle me demanda comment, à mon avis, mon père allait recevoir la nouvelle.
-Nous verrons bien ce soir, lui répondis-je. Dommage que je n’ai pas appris les numéros du loto par cœur… Elle sourit. Malgré son trouble qui crevait les yeux, elle continua à me poser maintes questions sur ma vie d’adulte, sur Théo en particulier. Mais aussi sur la mort de mon père avec son cancer aux poumons. Avoir ce genre de discussion avec sa mère lorsque l’on a un corps de quatre ans, et que les sujets passés évoqués, deviennent tout d’un coup des sujets futurs, est une expérience réellement violente d’émotions. Vint le moment où nous dûmes prendre une décision quant à ma sœur. Si elle n’était pas capable de garder le secret, elle finirait dans un asile. Hésitants, nous décidâmes d’en parler d’abord à mon père.
Celui-ci rentra plus tôt du travail ce jour-là. Ma mère ne voulait pas que l’on aborde le sujet avant que ma sœur soit couchée. « D’ici là, m’avait-elle dit, essaie de te comporter comme d’habitude. » J’aurais pu lui expliquer que pour moi l’expression « comme d’habitude » ne signifiait pas ce qu’elle attendait de moi, mais bon…. Je l’avais assez secouée comme ça pour la journée et une grande discussion à trois nous attendait après le dinar, alors j’ai laissé courir.
Ce que je craignais arriva sans surprise. Mon père, homme de logique, très pragmatique, rejeta en bloc tout ce que je lui disais. Même s’il reconnaissait que mon attitude était pour le moins étrange pour un enfant de 4 ans, il lui était impossible de croire une telle fable. Je lui fis mes «révélations» sur Brejnev et Kohl, cela sembla le perturber.
-Je comprends très bien ta réaction, lui dis-je. Moi-même, si Théo venait me voir pour me débiter toute cette histoire, j’aurais beaucoup de mal à le croire. Et pourtant, tout ce que je t’ai dit est vrai.
C’est étrange mais j’avais l’impression que ce qui le dérangeait le plus, c’était que ma mère me croit sans réserve. Ces révélations, totalement absurdes pour lui, commençaient à l’agacer, et c’est ma mère qui avait droit aux gros yeux. Gêné par cette situation, une idée me vint :
-Et si nous faisions un trivial pursuit ? Mes parents s’interrompirent et se tournèrent vers moi, surpris.
-J’imagine que perdre contre un gamin de 4 ans te semble impossible. Essaie. Si je gagne c’est bien que je dis la vérité, non ?
Mon père ne répondit pas mais attrapa la boite de jeu dans le buffet du salon. Nous n’avons pas fait de partie au sens propre du terme. Il se contentait de piocher des questions au hasard dans le paquet. Histoire, géo, sciences naturelles, sport, tout y passa. Bien sûr, je n’ai pas répondu à toutes les questions, mais j’ai dû frôler les cinquante pour cent, ce qui est un score honorable, surtout pour une version « Genius » du jeu. Mis devant le fait accompli, mon père dut se résigner à croire en mon histoire. La décision fut prise de ne pas tout révéler tout de suite à ma sœur. Quant à la façon de vivre désormais avec ce lourd secret, aucun de nous ne la connaissait. J’ai bien expliqué à mes parents que je regrettais mon geste désespéré et que mon seul but était désormais de rechercher sans relâche ma femme et mon fils, que je souhaitais de tout mon cœur qu’ils retrouvent leur enfant de 4 ans et qu’ils vivent une existence normale, mais pour l’instant j’étais là, dans ce corps trop petit pour moi et nous allions devoir faire avec.
Les jours passèrent et se ressemblèrent. J’allais à l’école, faisais semblant d’avoir quatre ans, je laissais mini-moi se manifester le plus souvent possible. Essayant de ne pas le priver de l’enfance qui était la sienne. Bien sur mes résultats scolaires étaient parfaits. A tel point que l’on me fit sauter une classe. Mon instit’ convoqua mes parents, et me flanqua d’une étiquette “surdoué”. La réaction de ceux-ci fut assez étrange. Ils semblaient un peu honteux, comme s’ils considéraient que j’avais triché et qu’ils ne pouvaient pas me dénoncer. Bien sûr, je n’eus droit à aucune félicitation. Lorsque des amis de mes parents venaient à la maison, je faisais semblant de ne pas comprendre tout ce qu’ils disaient quand ils me parlaient. Je simulais d’être un enfant, et je peux affirmer que c’est quelque chose de très difficile. Le soir, quand Sophie était couchée, je pouvais me relâcher et m’exprimer correctement. Je me souviens particulièrement de nos longs palabres sur la politique et les actualités avec mon père. Régulièrement, celui-ci marquait un temps d’arrêt en pleine conversation et, en me dévisageant, soupirait plus qu’il ne disait : « Je n’arrive pas à croire que ce soit vrai ! » Je me demandais vraiment ce que serait mon avenir.
IV : Pianissimo
Il y a des moments dans la vie où tout bascule. En général, on ne s’y attend pas. Ça tombe comme ça, comme un couperet. En amour on appelle ça le coup de foudre. Dans mon cas ce fut la musique.
Nous étions, mes parents et moi, invités à un repas chez des collègues de mon père. Maman m’avait bien sûr donné les consignes à suivre pour ne pas éveiller les soupçons. J’avais d’ailleurs beaucoup de mal avec ça. C’était très dur pour ma mère de ne pas me parler comme un gamin. Je comprenais toute la difficulté que représentait pour elle notre situation plutôt tordue, mais me faire rajuster mes vêtements toutes les cinq minutes m’insupportais au plus haut point. Et que je t’arrange le col, et que ton pantalon est de travers, ça n’arrêtait pas.
Lorsque l’on est enfant, il y a une autre chose que font tous les adultes et qui est très agaçante : ils collent les gosses ensemble et nous forcent à jouer avec les autres. Mais mince ! Ce n’est pas parce qu’on a le même âge que l’on a des atomes crochus ! Et c’était surtout vrai dans mon cas. Donc me voici obligé de jouer avec un petit gars de presque six ans, que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Expression curieuse s’il en est. Celui-ci, dut juger inintéressant de s’amuser avec un plus petit que lui et, après m’avoir salué poliment devant nos parents respectifs, retourna jouer avec ses légos en me snobant royalement. Peu m’importait car je n’étais pas vraiment d’humeur à emboîter des briques de plastique. En revanche, mon attention fut attirée par un clavier Bontempi qui avait l’air de tenir plus de l’instrument que du jouet. Il marche, demandais-je à mon charmant compagnon. « Oui, mais ne touche pas aux réglages, je suis en train d’apprendre à jouer. »
-Ah bon ? Tu joues quoi ?
Il s’approcha, tout fier, presque en bombant le torse.
-Je joue « ho ouaine ze sénte ». Tu connais pas, c’est de l’anglais en plus.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Quel cake ce gosse ! Il me poussa et prit ma place devant le clavier. Il interpréta, ou massacra, le morceau avec un seul doigt et pas mal de canards, et le tout avec un rythme moisi. Une fois son œuvre achevée, il me regarda, me toisa plutôt, et plein d’orgueil, me désigna le synthé avec l’air de dire : « Vas-y, fais n’importe quoi maintenant. »
A mon tour de faire le malin !
Quand les adultes ouvrirent la porte quelques minutes plus tard, interpellés par la musique, c’est sur un gamin de six ans bouche bée, qu’ils tombèrent. Quant à moi, j’avais un petit air moqueur rivé sur les lèvres.
-C’est toi qui joues comme ça, me demanda la maman de mon codétenu ?
Derrière elle, ma mère à moi me fusillait du regard.
-Euh… Je faisais un peu n’importe quoi, répondis-je un peu confus, me rappelant le contexte. Je fabulais quelque chose comme un copain plus âgé qui m’aurait montré un morceau. Mon père précisa, gêné, qu’effectivement, ils avaient déjà noté que j’avais une oreille musicale. Mini-moi jubilait : « Waouh c’était génial ! Tu peux le refaire ? » –Pas maintenant, bonhomme, pas maintenant.
Les adultes nous laissèrent. J’étais aux anges. Malgré mes toutes petites mains, j’arrivais encore à jouer du piano. Certes j’étais limité par l’écart de mes doigts mais je m’en arrangeais quand même. Ce que j’avais interprété ? Une version endiablée de « Oh when the saints » bien sûr !
Sur le chemin du retour, en allant récupérer ma sœur qui avait passé la soirée chez une copine, ma mère me complimenta pour ma prestation. J’eus à peine le temps de me réjouir mon père fit retomber le soufflé en précisant que ce genre de démonstration n’était pas une bonne idée. Après quelques secondes de silences gênés, il me vint une idée que je trouvais géniale.
-Faites-moi prendre des cours ! En plus avec les bases que j’ai déjà je vais devenir un tueur !
Ça me permettra aussi d’adapter les exercices à mes petites mains !
La réaction de mon père me blessa profondément : « Pourquoi ? Tu comptes rester longtemps dans cette situation ? »
Il ajouta que la meilleure solution serait que tout rentre dans l’ordre.
Je fulminais intérieurement. Croyait-il vraiment que je la maîtrisais cette situation ?
Avec le recul, je ne pense pas qu’il y ait eu de la méchanceté dans ces paroles. J’imagine que mon père était tout simplement terriblement dépassé par ce qui arrivait. Mais mon départ soudain de ce corps résoudrait-il réellement le problème ?
En tout cas, ma mère trouva l’idée très bonne et donna son accord. Mon père souffla… Tandis que nous arrivions à destination, je repris mon rôle de mouflet.
–Si on apprend le piano et que tu t’en vas, je saurai encore jouer ?
La question me fit sursauter. Après avoir récupéré ma sœur, je m’étais assoupi dans mon siège auto. Quelle idée d’avoir des collègues qui habitaient aussi loin !
Je demandai à Mini-moi de répéter sa question. Elle était remplie d’espoir, je le ressentais bien. Au fond de moi-même je pensais que non. Sans moi plus de petit génie au piano. Mais comment le lui annoncer. Je n’allais quand même pas me mentir à moi-même, d’ailleurs, était-ce possible ?
-Pour être honnête mon petit bonhomme, je crois que la technique que j’ai moi, tu ne l’aurais plus sans moi, en revanche, les cours que nous allons prendre nous seront bénéfiques à tous les deux, j’en suis sûr ! Et puis pour la théorie je pourrai t’enseigner ce que je sais. Donc je pense sincèrement que dans quelques temps, tu sauras aussi bien jouer que moi. –Je l’espère. Notre cas m’angoisse un peu.
–C’est-à-dire ? Explique-moi tout, Mini-moi, tu sais que tu peux tout me dire.
-Eh bien… Par exemple, depuis que tu es là, on m’a fait sauter une classe et tout le monde pense que je suis super intelligent. Mais tout ça n’est que de la triche. Si tu t’en vas, je vais redevenir idiot et…
-Stop ! Le coupai-je d’un ton sec. Tu n’es pas un idiot. Même sans moi ! Je te rappelle que tout ce que je sais, tu le sauras un jour.
-Je sens bien que tu ne cherches qu’à me rassurer. Je pouvais percevoir son désarroi.
-Écoute, de toute façon, notre situation est ce qu’elle est, et nous n’y pouvons rien. Prenons la vie comme elle vient et essayons de composer au mieux avec. Cette réponse sembla le calmer. Enfin pour l’instant.
Ainsi, la semaine suivante, je pris mon premier, du moins dans cette vie-là, cours de piano. Ma mère avait prévenu le professeur que j’avais « certaines dispositions » mais lorsqu’il me demanda d’exécuter une partition, histoire de voir où j’en étais, il en resta sans voix. Il s’appelait William et avait la cinquantaine. Grand et tout sec, ses cheveux roux commençaient à virer au blanc. Il avait les mêmes lunettes qu’Harry Potter, mais celui-ci n’existait pas encore. Je le revois se tourner vers ma mère et lui demander si elle était sûre que je n’avais jamais pris de cours auparavant. Tandis qu’il était encore sous le choc, je lui affirmai ne pas vouloir jouer du classique mais du jazz avec l’esprit saloon, mon style préféré.
-Hé bien allons-y, me répondit-il.
Un an s’était écoulé… Entre temps, afin de pouvoir vivre normalement, ma chère sœur Sophie fut mise au courant de notre secret. Elle voyait bien que quelque chose ne tournait pas rond dans notre famille. De plus elle se sentait mise à l’écart, ce qui n’était pas complètement faux. Bien qu’elle ait six ans de plus que moi, elle restait une enfant et possédait l’imagination nécessaire pour croire en tout cela. Elle accepta la chose bien moins difficilement que mon père. En outre, comme elle n’était pas bête, elle comprit très vite que si elle révélait cette histoire elle irait tout droit chez un psychiatre. Dès lors, notre vie de famille devint plus agréable et moins pesante.
Ma mère n’acceptait toujours pas que je lâche des « putains » et des « merdes » régulièrement mais ses remontrances me faisaient sourire. Mini-moi semblait s’accommoder de notre cohabitation forcée. A l’école, pendant que les autres élèves planchaient trois plombes sur un exercice que j’avais plié en deux minutes, je l’instruisais à ma façon. Comme nous communiquions par la pensée, il comprenait très vite tout ce que je lui enseignais. Parfois, je lui confiais quelques exercices, il se débrouillait très bien. Le soir, dans notre chambre, je lui laissais les commandes » pour qu’il puisse s’amuser avec ses jouets. Dans ces moments pendant lesquels je me retirais dans un coin de ma tête, je pensais à Coralie et à Théo. Ce dernier n’était pas encore de ce monde, mais Coralie devait avoir deux ans maintenant. La reverrais-je ? Je me souvenais très bien l’endroit où je l’avais rencontré mais fallait-il vraiment que je fasse rater sa vie à Mini-moi pour la retrouver dans ce centre de réinsertion où nous nous étions rencontrés ? Nous avions eu un véritable coup de foudre l’un pour l’autre. Mais le physique seul ne suffit pas. Elle m’avait aimé pour ce que j’étais. Avec ma vie actuelle, impossible d’être le même homme que celui pour lequel elle avait craqué ! M’aimera-t-elle pour ce que je serais alors ?
Pendant l’année qui venait de s’écouler mes progrès au piano avaient été fulgurants. J’avais réussi à m’habituer à la taille de mes mains et je m’éclatais comme un fou. Seulement voilà, la technique et les gammes c’était bien mais moi, je voulais composer ! Il y a une grande différence entre jouer des morceaux existants et en écrire de nouveaux. Alors je l’avoue, un peu honteusement, j’ai triché. Avant mon suicide raté, si on peut l’appeler ainsi, j’étais un fan de Raphaël Gualazzi, un pianiste italien aux morceaux délicieusement endiablés. Je me suis donc inspiré de quelques uns de ses meilleurs morceaux, sans toutefois les recopier note à note. William ne me servait qu’à bosser la technique. Les cours, c’est moi qui les prenais,
mais quand je m’exerçais dans ma chambre c’est moi qui donnais des leçons à Mini-moi. Mes parents n’avaient pas les moyens de m’acheter un vrai piano et même s’ils avaient pu, nous vivions en appartement, les voisins n’auraient pas apprécié. Je jouais donc sur un synthétiseur de qualité en portant un casque. Je savais que mon père et ma mère, sans être pauvres, ne croulaient pas sous l’argent. Cet achat avait dû leur coûter cher et rien que pour ce sacrifice, je leurs devaient de travailler très dur. Pour mon âge, j’étais extrêmement doué mais en comparaison de grands pianistes je n’étais pas au niveau, mais je m’y attelais. Le plus gênant, c’était ma voix. Celle d’un enfant de 5 ans. Allez savoir comment, j’arrivais à la rendre plus grave et plus rauque mais je souffrais atrocement de la gorge. J’imagine que les chanteurs de death metal ont le même problème à leurs débuts. Alors j’ai insisté, tant et si bien qu’au bout de six mois cette « seconde voix » me venait presque naturellement quand je chantais. Ce qui me faisait rire intérieurement, c’était la teneur de mes paroles. Celles-ci étaient très adultes. Il y en avait même une qui traitait du douloureux lendemain d’un gars bourré qui se réveille dans son lit avec une mocheté à ses côtés ! Je me souviens de la tête de ma mère lorsque je lui ai chanté ce morceau !
-Ta musique est très chouette, mon grand, mais les paroles ne sont… pas très correctes dans la bouche d’un enfant de 5 ans.
J’éclatai alors d’un rire franc et lui répondis juste que c’était un souvenir de jeunesse.
Mon père, lui, en avait ri. Et ça, ça m’avait fait vraiment plaisir. Il y avait bien longtemps que je ne l’avais pas entendu rire. Il lui avait fallu plusieurs mois pour qu’il s’habitue enfin à cette situation. D’autant que Brejnev et Kohl avaient, bien malgré eux (surtout Brejnev) fini de me donner raison. Même Mini-moi y alla de son commentaire : « Moi elles me font marrer tes paroles ! Mais y a quelques trucs que j’ai pas compris. »
-Quand tu seras plus grand je t’expliquerai certaines choses sur les lendemains de cuites. –C’est quoi une cuite ?
–C’est quand quelqu’un boit trop d’alcool, au point de ne plus se souvenir de rien. Ce n’est pas grave si à ton âge tu ignores ces choses-là. Fais-moi confiance.
–Ok je te fais confiance. N’empêche que ta chanson elle me plaît. On va la jouer quand ?
Sa question me surprit. Je dus réfléchir un moment avant de lui demander ce qu’il entendait par là.
–Ben faire un spectacle quoi. Devant des gens.
–On appelle plutôt ça un concert, quand c’est de la musique. Et pour te répondre, je crains qu’un gamin de 5 ans qui s’intéresse à la musique de saloon et chante sur des lendemains de beuveries, ne rende les gens un peu trop curieux.
Je ne sais pas si j’étais bien sincère mais sur le coup, je refusais de nous faire devenir tous les deux des bêtes de foire, surtout lui.
–Pourquoi ? De toute façon aucun membre de la famille ne dit rien sur nous parce que personne ne nous croirait. Et puis le prof de piano, il a parlé d’un Molard qui avait écrit plein de chansons à quatre ans ! J’en ai cinq, personne ne se doutera que tu es dans moi !
J’éclatais de rire. « Ce n’est pas Molard mais Mozart, un molard c’est quand tu craches ! » -Puis tu sais, Mozart était, et est toujours considéré comme un génie. –On n’a qu’à être un génie nous aussi !
Et s’il avait raison ? Après tout peu importait l’âge du musicien si la musique était bonne. Rien à voir avec Jordy. Ok il avait quatre ans mais sa musique c’était de la daube et ce sont ses parents qui le poussaient. Moi, ma musique était plutôt correcte et ça venait de moi.
-Écoute, j’écris encore quelques morceaux et après on en parle aux parents. Ça marche ? –Ça marche !
Deux mois plus tard, j’avais une dizaine de chansons. Depuis ma complainte du gars bourré, je n’avais joué aucune de mes musiques à qui que ce soit. Même mon prof ne savait pas que je composais. Le morceau le plus personnel, le plus chargé d’émotions était un texte sur la perte d’êtres chers. Pas besoin d’être devin pour comprendre de qui il s’agissait. Mes pensées revenaient sans cesse vers ma Coralie et mon Théo.
Le temps était venu pour moi d’annoncer clairement mes envies, nos envies, se produire en public. Ce ne fût pas chose aisée. Ma mère tenait un hésitant « pourquoi pas » alors que mon père trouvait « trop risqué » le fait de m’exposer ainsi. J’avais beau lui expliquer que l’idée venait de Mini-moi, et que ce n’était pas moi qui spoliais mon petit double de son corps, il restait réticent. Puis à la suite d’une longue conversation et après un démantèlement en règle de tous ses arguments, je parvins à le convaincre de me laisser faire un essai.
Ma mère téléphona à une boite de jazz, le Jazzie-Bar. « -Bonjour, mon fils joue du piano et compose ses propres morceaux. Accepteriez-vous de lui faire passer une audition pour nous dire si vous seriez d’accord afin qu’il joue un soir dans votre boite de Jazz? » J’attendais, à ses côtés, le moment de la question cruciale : « Quel âge à votre fils madame ? » Comme convenu elle lui répondit sans broncher que j’avais dix-neuf ans. Ma mère n’était pas habituée à mentir mais elle tint son rôle à la perfection. Il y avait plus de chances que le patron de la boite veuille bien m’écouter, que si elle lui avait dit mon âge réel au téléphone.
Rendez-vous fut pris pour la semaine suivante dans l’après-midi. Mini-moi était totalement surexcité.
–J’ai un peu peur, m’avoua-t-il. Il y aura du monde.
–Hé mon gars l’idée vient de toi !
–Je sais, mais j’ai peur quand même…
–T’inquiète pas, c’est le trac. Moi je n’ai pas peur. On va tout casser !
Mercredi, 14h50. L’heure du rendez-vous approchait. J’avais beau faire le caïd devant Mini-moi, une boule me serrait le ventre.
–Hé hé hé, je le ressens, tu sais, que tu as peur toi aussi. C’est aussi mon ventre !
–Sale gamin, va ! Répondis-je sur un ton faussement fâché. Allez, on arrive !
Le patron nous ouvrit la porte avec un grand sourire. Il portait un tee-shirt noir avec inscrit dessus : « Jazzie-Bar » et en dessous : « Max » : « Entrez, entrez !nous invita-t-il. Son regard alla de ma mère à moi et, alors, comprenant qu’il manquait quelqu’un, son sourire se figea.
-Excusez-moi madame, j’ai du mal saisir votre demande, n’était-il pas question d’auditionner votre fils de dix-neuf ans ?
Voyant ma mère piquer un fard et ne sachant plus quoi dire, je lui attrapai le bras et objectai :
“Laisse, je m’en occupe”. Fini de jouer au gamin de cinq ans. J’allai lui parler d’homme à homme.
-Max, c’est bien ça ? Si ma mère vous avait dit mon âge réel au téléphone, vous n’auriez jamais accepté de me recevoir et encore moins de m’entendre. Je me trompe ?
Max était totalement désarçonné.
-Mais… mais… On joue du jazz ici ! Et je peux me vanter d’avoir des musiciens de haut niveau qui sont passés par ce club. Aussi doué sois tu bonhomme, ce n’est pas demain que je vais laisser un gamin me faire une soirée « au clair de la lune » au piano. Et en regardant ma mère : « avec tout le respect que je vous dois madame. »
Je pouvais sentir la déception de Mini-moi au fond de moi. Ça n’allait pas se passer comme ça !
-Au clair de la lune ! Sans déconner vous croyez qu’on vous a appelé pour jouer au clair de la lune ou mieux encore, frère Jacques ? Je joue du piano et je chante mes propres morceaux. J’aime définir mon style comme du jazz-saloon et comme de toute façon vous aviez prévu de consacrer quelques instants pour auditionner un gars de dix-neuf ans, je ne vois pas en quoi je vous ferais perdre votre temps. Ecoutez-moi jouer. Rien ne vous oblige à m’accepter dans votre club !
Sans voix. C’est ça, il resta sans voix. Il jeta un coup d’œil vers ma mère puis recula d’un pas en me montrant le piano. En prenant place, je me rendis tout de suite compte d’un problème auquel je n’avais pas pensé ; les pédales. En m’asseyant je n’arrivais pas à les atteindre. Après plusieurs secondes de réflexion je trouvai la solution. Je ferais comme l’avait dit Michel Berger : Je jouerais du piano debout. J’attrapai le tabouret et le mis de côté. Je relevai le couvercle du clavier et mes mains se mirent à trembler légèrement. Je pris une grande respiration, sentis que Mini-moi m’encourageait, et j’attaquai.
Je ne voulais pas commencer par une composition personnelle. J’entrepris donc de jouer une adaptation de « Giorgia on my mind » de Ray Charles. Les premières secondes furent hésitantes mais au fil du morceau, je sentais mon jeu s’installer et mes doigts se délier. Ceux qui voudraient savoir à quoi ce morceau ressemble peuvent écouter le premier album de Gualazzi, « Love outside the windows » Cette reprise y figure. Max était sidéré, et lorsque j’eus fini de jouer, je me rendis compte qu’il s’était approché du piano et fixait mes doigts avec un mélange de respect et d’incompréhension. Je levai la tête et lui dis, sourire aux lèvres : « On attaque les compos maintenant ? » Sans un mot, il acquiesça et recula d’un pas. Ma mère aussi s’était approchée, les yeux rougis par l’émotion. Elle ne m’avait jamais entendu jouer ce morceau, et moi je savais que c’était l’un de ses préférés du grand Ray. J’interprétai deux morceaux de plus et Max me demanda d’arrêter. Il avait à faire et devait partir. Mais il me promit que très vite j’aurais ma soirée et qu’il ferait en sorte que la salle soit comble. Il me demanda de ne pas me produire ailleurs d’ici mon concert. « Tu vas faire un effet bœuf sur le public et j’aimerai que ça se passe ici, me dit-il en toute franchise.
Il y avait déjà pas mal de musiciens prévus et Max ne put me programmer que trois semaines plus tard, en première partie d’un quintet qui tournait très bien en France. Je mis à profit ce laps de temps pour peaufiner mes morceaux. J’avais décidé de les faire écouter à William. Il me passa un savon car il ne comprenait pas pourquoi je les lui avais cachés. Sa mauvaise humeur ne dura que quelques instants car mes chansons lui plaisaient et il me donna deux ou trois conseils pour les améliorer. Une petite chromatique par ci, un triolet par là…. Trois semaines plus tard, j’étais fin prêt.
Enfin le grand soir ! A part Max, personne au club ne connaissait ma musique. Tout le monde me dévisageait. « Alors c’est toi la graine de star ? » On a dû me répéter cette petite phrase au moins cent fois. Bien sûr, ma mère m’accompagnait. Mon père et Sophie se trouvaient déjà dans la salle. Le patron du club n’avait pas menti, la salle était comble. Bien entendu, les gens n’étaient pas là pour moi mais pour le quintet. Moi, j’allais être la surprise du chef. Depuis les coulisses, je jetai un rapide coup d’œil au public. En ce temps-là, fumer n’était pas interdit dans les lieux publics et des volutes de fumées s’étiolaient par-delà la scène, dans la lumière rouge-orangée des spots. Mon show allait durer une bonne demi-heure.
Quand arriva le moment de monter sur les planches, ma mère rejoignit mon père et ma sœur dans la salle. Max me posa alors la main sur l’épaule, et me demanda d’attendre deux minutes. Il tenait à m’introduire convenablement. Il s’avança jusqu’au micro.
-Bonsoir mesdemoiselles, mesdames et messieurs ! Bienvenue à vous, amoureux de la musique. Vous êtes venu nombreux pour applaudir le quintet des «Oranges Bleues » et ils sont là, prêts à vous régaler !!
La salle se mit à crier et à siffler de plus belle. Pas de doute les gens étaient chauds et les « Oranges Bleues » très attendues. Max reprit :
-Cependant, et bien que ce ne soit pas prévu au programme, j’aimerais vous présenter un jeune musicien, prometteur s’il en est. C’est ce soir son tout premier concert. Ne vous laissez pas tromper par son âge, il ira loin, très loin ! Cher public, laissez-moi vous présenter le jeune Cédric !!
Sous un tonnerre d’applaudissement et j’entrai sur la scène.
Les acclamations laissèrent vite place à une rumeur empreinte de curiosité et d’étonnement. Je m’efforçais de garder une certaine contenance malgré mes jambes flageolantes qui avaient un mal de chien à avancer. Je compris alors que je devais leur en mettre plein la vue. Et pas uniquement avec ma musique. Et puis merde ! J’avais trente-cinq ans et j’allais m’exprimer comme un adulte. Un adulte show-man qui voulait mettre le feu !
Mu par un nouvel élan, j’enlevai le micro de son support et me plaça au milieu de la scène :
-Bonsoir le Jazzie-Bar ! Criai-je.
-Est-ce que vous aimez le jazz ? De timides « ouais » s’élevèrent du fond de la salle.
-Est-ce que vous aimez la musique de saloon ? Cette fois le public joua un peu plus le jeu.
-Et est-ce parce que j’ai cinq ans que je dois vous jouer la souris verte ? « Un grand non retentit »
-Vous savez, quand j’ai rencontré Max la première fois il croyait que j’allais jouer « au clair de la lune ». Des rires se firent entendre.
-Eh bien non. Non, je ne jouerai pas la souris verte pas plus que ce foutu clair de lune, ce soir c’est jazz ! Le public retrouva son entrain de départ et je pris enfin place, debout, devant le piano. Avant de commencer à jouer, j’ajoutais un dernier : « Et n’oubliez pas, ne tirez pas sur le pianiste ! » Et j’ai attaqué.
Après quelques mesures les cris du public étaient tels que j’avais presque du mal à m’entendre jouer. Le moins que l’on puisse dire c’est que je faisais un carton. Je n’hésitais pas à glisser des petites phrases marrantes entres certains morceaux. Le public fut fabuleux. Enfin, après deux rappels, je laissai la place aux Orange Bleues. A tout le moins je leur avais bien chauffé la salle. Ils firent un carton eux aussi. A la fin de leur set, le chanteur m’appela au micro pour m’inviter à faire un bœuf. A cette idée le public devint fou. Je retournai donc sur scène et nous fîmes une improvisation totalement dingue sur Bésamé Mucho. Cela dura un bon quart d’heure et les gens dans le club devinrent complètement hystériques. Quand ma prestation se termina, Max me dit qu’il n’avait jamais vu son club dans un tel état. Bien que ma mère s’y soit opposée, il lui donna de l’argent « pour votre fils ». Je venais de me faire 500 francs ! Pour l’époque c’était plutôt pas mal ! Ensuite ce fut le manager des Oranges Bleues qui vint me voir. Le mec me déplu tout de suite. Il ne parlait qu’avec mon père. Ma sœur ma mère et moi n’existions pas. Le genre de type qui ne traitait qu’avec les hommes, les vrais. En plus il parlait fort, et ça, moi, je n’aime pas. Il racontait qu’il pouvait me rendre célèbre, que ceci que cela… Mon père, qui ne savait pas trop quoi dire l’écoutait un peu paumé. Mini-moi me glissa à l’oreille qu’il n’aimait pas cet homme. Moi non plus. J’intervins : -Ecoutez-moi !
Il ne me prêta aucune attention.
-Oh ! Vous êtes sourd ou quoi ! Insistai-je. Il me lança un tel regard que j’ai bien crû qu’il allait m’en retourner une. Au moins j’avais capté son attention.
-Quitte à avoir un manager, je le choisirai moi-même. Et je ne crois pas que ce sera vous. Maintenant, si vous le permettez, on va rentrer chez nous.
Franchement, ce genre de phrase n’a l’air de rien, mais croyez-moi, dans la bouche d’un gosse de cinq ans en y mettant le ton, ça calme ! Il se retira donc en maugréant, je crus même entendre un « sale gamin ». Ce blaireau ne voyait rien d’autre en moi qu’une poule aux œufs d’or. Eh bien ce n’était pas pour lui que j’allais pondre. Max, qui n’avait rien manqué du spectacle éclata de rire.
-Toi tu me plais vraiment gamin ! Je n’ai jamais pu saquer ce type. Par contre c’est dommage car il a une liste de contacts longue comme le bras. Si tu veux, et moi j’y tiens, j’aimerais que tu viennes rejouer la semaine prochaine. Et si tu es d’accord, seulement si tu es d’accord, je pourrai faire venir un pote à moi qui manage un petit nombre de groupes. Il n’a pas un carnet d’adresses rempli comme celui-là mais il est sympa et n’essaiera pas de te saigner à blanc.
-Topes-là Max ! Et chiche que d’ici la semaine prochaine je te sors deux nouveaux morceaux !
Nous avons signé cet accord d’un high-five et nous sommes partis. Dans la voiture, ma famille ne cessa de me féliciter. Même Sophie m’avait trouvé génial. Il faut dire que pour elle notre situation spéciale n’avait pas été facile à encaisser. Il faut bien l’admettre, les premières semaines il n’y en avait que pour moi. J’étais devenu le nombril de la famille. Mais avec le temps et mon autonomie s’affirmant, mes parents purent lui consacrer plus de temps. Finalement, elle s’accommodait très bien de tout ça.
Dès le lendemain, je me remis au boulot. Je passais tout mon temps au piano. La maternelle n’étant pas obligatoire, nous avions décidé que je n’irais plus. L’effet négatif de mon saut de classe, c’est que je n’allais pas tarder à entrer au primaire et là, je n’aurais pas le choix. Me coltiner à nouveau toute ma scolarité ne m’enchantait guère. Mais je ne voyais pas comment je pouvais y échapper.
La nouvelle qu’un jeune prodige se produisait au Jazzie-Bar s’était répandue comme une trainée de poudre. La salle était bondée et, cette fois, c’était moi la tête d’affiche. Seul mon père m’accompagnait pour l’occasion. Sur le trajet, il m’avoua que ma musique le faisait vraiment vibrer. Quel magnifique compliment de sa part ! Max nous accueillit chaleureusement.
-Alors, tu les as tes deux nouveaux morceaux ? Me demanda-t-il en souriant.
-Bien sûr ! Pour qui tu me prends ! Et cette fois les paroles sont en anglais, je préfère. -Ah bon ? S’étonna-t-il. Et qui c’est dans la famille qui sert de traducteur ? -Ben personne. C’est moi.
-Non, non, non ! S’exclama-t-il. Tu ne vas pas me faire croire, qu’en plus d’être un petit génie du piano, tu parles déjà anglais ! Il jeta un coup d’œil à mon père qui lui répondit d’un air mi-navré, mi-amusé : « Et bien si, c’est lui… »
Bouche bée, Max me demanda si j’avais une exigence particulière pour mon concert, au niveau du son ou autre. Je réfléchis quelques secondes puis il me vint une idée absurde mais qui me plaisait. « Quand je rentre sur scène, tu me portes sur tes épaules ! »
-S’il n’y a que ça pour te faire plaisir, ce n’est pas de refus. J’ai connu des caprices de stars bien plus chiantes !
C’est ça que j’aimais chez Max, il ne me parlait pas comme à un gosse.
-Et ton pote manager, il est là ?
-T’inquiètes pas. Il sera un peu en retard, mais comme tu joues en deuxième ce soir il sera là.
Je me tournais vers mon père : « Tu restes ou tu reviens me prendre ? »
Max intervint : « Euh… Je sais bien que tu n’es pas un gamin tout à fait comme les autres mais question responsabilité je préfère que ton père soit là. S’il t’arrive un truc…» -Ok, je comprends. On y va ?
Mon show fut fabuleux. Mon entrée sur les épaules de Max en fit rire plus d’un. Je sais que cela peut paraître un peu pompeux mais la salle exultait. Et que je sortais des vannes entre les morceaux, et que je faisais le pitre en jouant. J’ai tout donné. Je ressentais Mini-moi se régaler, et plus il se régalait, plus j’en faisais. Pendant une chanson, un type quelque peu éméché, se plaça derrière moi pour me regarder jouer. A la fin, il s’approcha de mon micro et dit : « J’ai perdu mon pari les gars ! C’est bien lui qui joue ! »
J’attrapai le micro à mon tour : « Alors comme ça il y a des sceptiques ?! »
La foule : « Non !! »
-Ok alors on continue ! Et j’enchaînais la suite.
Cette fois j’eus droit à trois rappels. Au troisième je n’avais plus de morceau à jouer. Je commençai donc comme ça : « Cher public du Jazzie-Bar, je suis à sec ! Je n’ai plus de chanson en stock ! Mais seriez-vous d’accord pour une petite impro ? La clameur fit vibrer les murs : « Ouais !! »
-Ok alors on va partir de ma chanson préférée des Beatles : While my guitar gently weeps ! On verra bien où cela nous mène !! Je vous préviens qu’il y aura du yaourt parce que je ne me souviens pas de toutes les paroles !
Pour ceux qui ne le sauraient pas, un yaourt c’est un chant où l’on dit n’importe quoi du moment que phonétiquement, ça sonne bien. Le public averti du club devait bien connaître ce terme puisque pas mal de rires se firent entendre.
Je démarrais donc cette reprise à peu près fidèlement au morceau d’origine, puis je me laissais aller au fil des notes. A la fin, il ne restait pas grand-chose de la composition de George Harrisson. Le public était à fond, et si je n’avais pas eu cinq ans, peut-être aurais-je eu droit à quelques lancers de culottes ! C’est à ce moment-là que pour la première fois je réalisais que ma carrière était toute tracée. C’est aussi là que je compris que j’allais devoir réussir à garder la tête froide et ne pas devenir un petit con prétentieux. Je quittais la scène sous un tonnerre d’applaudissements.
Dans les coulisses, Max m’attendait accompagné d’un homme tout petit, rondouillard et souriant. Mon père était avec eux.
Max me présenta son ami, Ben. Je lui serrais la main et ne pus m’empêcher de dire en rigolant : «Max, Ben, personne n’a de nom complet dans cette boite ou quoi ? » Ben se mit à rire.
-Max m’avait prévenu que tu étais un numéro à toi tout seul, il n’a pas tort. Je m’appelle Benjamin Courtier mais je préfère Ben. J’ai parlé avec ton père, et aussi surprenant que ce soit, il m’a dit de traiter directement avec toi. On fait comme ça ?
-Oui, ça me va. Mais ça serait peut-être plus sympa de discuter autour d’un verre.
Il me fixa avec des yeux comme des soucoupes. « Excuse-moi de te dire ça comme ça mais c’est un peu déstabilisant d’entendre un enfant de ton âge s’exprimer de manière aussi adulte ! »
Je m’esclaffais : « Ouais, je fais souvent cet effet-là ! »
Je passe sur tous les détails dont nous avons parlé ce soir-là mais en gros il me proposait de me trouver des dates de concerts corrects dans des endroits où je pourrais me faire remarquer. Il prendrait bien sûr un pourcentage sur les entrées. En tant que mineur, l’argent serait versé à mes parents. Je n’en revenais pas d’avoir cette discussion après seulement deux concerts. Il me dit aussi que mon âge était un atout pour attirer le public mais que si on voulait rester crédible au niveau de la musique, il ne fallait pas tout miser là-dessus. Je descendis de ma chaise et lui tendis la main en lui disant : « Vous venez de dire les mots magiques. C’est exactement comme ça que je vois les choses. La musique avant tout ! »
Sa main potelée secoua ma petite menotte « La musique avant tout ! » : l’accord était signé.
VI / Gloire etc…
Le soir même, nous avions une petite discussion en famille, même Sophie était là.
Mon père trouvait que tout allait très vite. Trop vite selon lui. Ma mère ne savait qu’en penser.
Ma sœur, elle, était à fond derrière moi.
-Mais pourquoi vous discutez pendant trois heures, il va devenir célèbre !
Mon père rétorqua que j’étais très jeune et que la célébrité ça montait à la tête. Je ne pus m’empêcher d’exploser : « Papa, je ne suis pas si jeune que ça, j’ai trente-cinq ans ! Je suis capable de gérer ça. Et puis qu’est-ce que tu veux ? Que j’ai la même vie ratée que celle qui était la mienne? Pour que je me foute en l’air à nouveau ? Pour une fois dans ma vie j’ai l’occasion de faire un truc bien, j’ai une seconde chance et je ne compte pas échouer de nouveau. Je serai un pianiste connu, je retrouverai Coralie et Théo verra le jour ! »
Personne ne pipa mot. Mes parents gardèrent la tête basse, seul Sophie me regardait avec une sorte de respect. Quand je pense aux roustes que l’on se mettait dans ma première vie…
Trois jours plus tard, Ben téléphona pour m’annoncer qu’il avait programmé plusieurs dates. Toutes se trouvaient sur Paris.
-Je n’ai pas eu de mal à te trouver des dates convenables, m’annonça-t-il, la rumeur qu’un petit génie du jazz met le feu sur scène à déjà fait tout le tour de la ville. Après ces concerts on verra pour la province. Mais je ne te cache pas qu’il te faut un set plus long.
-Ça marche, Ben, merci. Je m’occupe de pondre de nouveaux morceaux, j’en ai déjà deux ou trois dans les tuyaux.
Toujours avec la même fougue, j’enchaînais les dates et à chaque fois c’était un triomphe. Au fur et à mesure des concerts, je rajoutais de nouveaux morceaux. Après une dizaine de dates, s’étalant sur trois semaines, j’avais un show de deux heures environ. A peu près vers le milieu de ma « tournée », j’eus droit à un reportage au journal télévisé de midi sur une chaine locale. Ma tchatche avait beaucoup surpris les journalistes. Pour remercier Max et lui faire de la pub, j’avais choisi son club pour le tournage. Petite attention qui lui fit très plaisir. Les reporters m’avaient beaucoup parlé de mon incroyable maturité. Que leur répondre ? J’avais juste plaisanté sur la réincarnation. Il est des gens qui se damneraient pour passer quelque secondes à la télé. Mes parents étant à l’opposé de ceux-ci, ils refusèrent de se laisser filmer. Lorsque l’on me posa des questions sur leur implication dans mes choix musicaux, je répondis qu’ils me soutenaient, mais qu’à aucun moment, ils ne m’avaient poussé ou forcé à faire du piano. J’ajoutai aussi que, bien que je les y autorise et même, les y invite fortement, ils refusaient de toucher à mes cachets et les déposaient sur un compte jusqu’à ma majorité. Les journalistes me demandèrent si c’était vraiment moi qui écrivais mes textes et surtout, ils laissèrent entendre qu’ils avaient du mal à croire que j’écrivais tout seul ceux en anglais. La meilleure riposte que je trouvai fut de leur répondre en anglais. -Yes, of course it’s me. I’m writing all my lyrics by myself. I swear !
Devant leurs têtes médusées, je rajoutai que quitte à croire en la réincarnation, je pensais avoir été anglais. Nous nous quittâmes sur ces paroles. Le reportage devait être diffusé dans le courant de la semaine.
Nous n’étions pas encore entrés dans l’ère de l’Internet et de ses buzz plus éphémères les uns que les autres. A cette époque, pourtant pas si lointaine, faire sensation voulait vraiment dire quelque chose.
J’avais déjà un taux de remplissage des salles plus qu’honorable, mais après la diffusion du reportage, je jouais à guichet fermé. Et, la presse s’en mêla. Je donnais interview sur interview. Puis naturellement, vint le saint Graal de l’époque : Le JT de vingt heures sur TF1. Ben, mon manager fut pris d’assaut, toutes les salles me voulaient. A Paris, mais aussi partout en France. Les amis et collègues de mes parents ne cessaient de demander de mes nouvelles et de les féliciter d’avoir un fils aussi prodigieux. Ma sœur était devenue une star à l’école.
Ben m’appela un soir tout excité. Avant de partir en tournée en province, j’étais invité à l’émission culte de ces années-là : Champs-Élysées. Programme le plus regardé de l’époque, animé par un Michel Drucker bien plus jeune que dans mes récents souvenirs. Évidemment, j’acceptais immédiatement.
Ce soir-là, je pris mes parents entre quatre yeux, enfin six.
-Écoutez, jusqu’à présent les concerts étant le soir vous arriviez à conjuguer le travail et mon accompagnement. Mais là on va passer à la vitesse supérieure. Je vous demande de bien réfléchir à ma proposition. Je propose que celui de vous deux qui aime le moins son boulot, le quitte, et parte en tournée avec moi. Et par pitié, prenez de l’argent sur mes cachets, il m’en restera bien assez. Je partirais bien seul, mais vous savez que c’est compliqué étant donné mon âge. Je ne vous demande pas de réponse tout de suite. Je comprends que vous deviez y réfléchir.
Je ne l’ai pas encore précisé, mais mon père était agent immobilier, salarié, et ma mère occupait un poste de vendeuse dans un magasin de prêt à porter. Ils se regardèrent fixement tous les deux et me répondirent qu’ils avaient déjà évoqué le sujet entre eux, mais qu’aucune décision n’avait été prise pour l’instant. Je ressentis une tension, comme si leur discussion à ce sujet avait mal tournée. Je repris :
-On se laisse jusqu’à chez Drucker et on voit ça ensuite ? Ma mère répliqua tout de suite.
-Cédric, on ne peut pas se passer comme ça, sur un claquement de doigt, d’un salaire. Et on ne touchera pas un centime de tes revenus !
Mon père souffla d’exaspération.
-Arrête un peu avec ça ! Lui dit-il énervé. Il n’est pas question de tout lui prendre ! Mais on ne va pas avoir le choix si l’on veut qu’il continue. Tu sais très bien que l’un de nous deux va devoir l’accompagner, même s’il n’en n’a pas besoin, et comme tu l’as dit on ne peut pas se passer d’un salaire. On doit toucher à l’argent qu’il rapporte ! Ne serait-ce que l’équivalent d’un salaire.
-Rien que ça!! Tu veux lui soutirer l’équivalent d’un salaire par mois ! Mais tu le vampirises, je suis désolé, c’est non !
-Mais maman, m’écriais-je, tu ne comprends pas que de la thune, je vais m’en faire à ne plus savoir comment le dépenser ! Rien que sur les derniers concerts j’en ai gagné plus que vous deux réunis. Sans vouloir vous vexer… Je sais bien que ma tête ne dépasse pas la table mais je suis adulte, ne l’oublie pas. Ce n’est pas des revenus d’un enfant de cinq ans, exploité par ses parents dont on parle. C’est de l’argent d’un fils de trente-cinq ans qui veut le partager avec sa famille ! Servez-vous, piochez dans ma cagnotte, mettez en plein vos poches, je m’en branle royalement !
-Ne parle pas comme ça, explosa ma mère, Cédric, tu as peut-être trente-cinq ans, ça ne m’empêchera pas de t’en retourner une si tu es insolent ! Elle se radoucit, J’ai bien compris la problématique, je ne suis pas idiote. On ponctionnera sur ton compte, juste ce qu’il faudra. C’est tout.
-Ok, vous prendrez sur mon compte : le loyer, l’eau, l’électricité et mille francs pour les courses. Ça te va comme ça ?
Ma mère, et mon père aussi d’ailleurs, restèrent bouche bée.
-Tout ça ! Je crois qu’à trente-cinq ans tu n’as toujours pas le sens des responsabilités… Que te restera-t-il ?
-Maman, répliquai-je calmement. Je crois que c’est toi qui n’as pas bien compris une chose, c’est que, et passe-moi l’expression : On va se faire des couilles en or !
Tout à coup, tel un diable qui sort de sa boite, Sophie bondit de derrière la porte où elle était cachée : « Ouais on va être riche !! » Au bout du compte, tout le monde éclata de rire.
VII / Consécration…et Télévision
Champs-Élysées était en direct, mais il y a avait une répétition l’après-midi. Drucker avait insisté pour que mes parents m’accompagnent sur le plateau, mais comme ils y étaient farouchement opposés, c’est Ben qui fit office de chaperon. La répétition s’était bien passée. J’avais joué le morceau choisi, sans m’enflammer particulièrement. Je voulais laisser la surprise pour le direct. L’animateur-vedette me prévint qu’après mon passage j’aurai droit à une petite interview avec lui et quelques autres invités. Il me demanda si je tenais à savoir quel genre de questions il me poserait. Je lui répondis que j’aimais les impros, qu’elles soient musicales ou verbales. Qu’il me laisse à son tour une surprise. En parlant de surprise, il m’en promit une mais si j’étais d’accord, il pouvait m’en parler à l’avance. Ce qui comptait c’était que le public croit que c’était une surprise pour moi. Alors autant que s’en soit une vraie, l’assurais-je. Il me révéla une dernière chose : « Il y aura, parmi les invités, l’un des humoriste les plus en vue en ce moment : Jean Roucas. Je te préviens, c’est le genre à t’asticoter un peu et sans préambule ! »
Sachant l’oubli dans lequel il allait retomber dans quelques années, je ne pus m’empêcher de rire sous cape.
-Très bien, répondis-je, je pense avoir assez de répartie pour m’en tirer indemne ! Et le soir arriva.
Je devais passer en milieu d’émission. Michel Drucker, chauffa admirablement bien le public, et donc aussi les millions de téléspectateurs, en leur annonçant : « Vous avez sûrement entendu parler de lui, un jeune prodige du piano et malgré son âge une voix empreinte d’une maturité incroyable. J’en suis resté abasourdi lors de la préparation de l’émission ! Mesdames et Messieurs : Le jeune Cédric ! » Il fallait descendre des marches avant d’arriver sur la scène à proprement parler. Je ne pensais qu’à un truc « Surtout ne pas se casser la gueule » Je saluais le public en liesse (une bonne partie avait dû venir pour moi vu l’ovation reçue) tout en me dirigeant vers le piano. Pas de tabouret. Normal. Mini-moi me souhaita bonne chance. En souriant, j’attaquai à un doigt seulement les premières notes de la « Lettre à Elise », puis m’arrêtant et regardant le public : « On continue ça ou on fait de la vraie musique ? » Tous les spectateurs jouèrent le jeu et hurlèrent «la musique !! »
-Alors c’est parti !
J’avais choisi un titre endiablé sur lequel je balançai un max d’impros, étant debout, je dansais littéralement en jouant. Je mis vraiment le feu sur scène. Je finis ma chanson et reçus un tonnerre d’applaudissements ! Suivant ce qui était prévu, je devais rejoindre Drucker et ses invités. Mais au lieu de cela, je le vis venir à moi… Il me félicita et insista sur l’énorme prestation que je venais d’accomplir. Il m’arrivait encore d’oublier que les gens ne voyaient en moi qu’un enfant de cinq ans. Ils devaient être époustouflé de voir mon aisance, tant au piano que devant un micro ! Après une nouvelle ovation, Michel reprit la parole :
-Cet enfant est incroyable ! Nous lui avons préparé une surprise, mais il faut d’abord qu’il soit d’accord : Acceptes-tu faire un duo avec un célèbre pianiste ?
-Oui, sans hésitation ! Par contre je ne sais pas où ça nous mènera musicalement ! -Très bien, tu es courageux. Mesdames et Messieurs : Richard Clayderman !
Le pianiste s’avança sur scène en même temps que deux techniciens de l’émission poussaient un second piano sur scène. Drucker insista sur le fait qu’il n’y avait eu aucun arrangement au préalable et qu’il s’agissait d’une vraie impro pour moi. Clayderman vint me serrer la main et me félicita pour mon jeu. Il alla s’asseoir, et s’excusa en plaisantant, d’utiliser un tabouret. Par micro interposés, il me demanda sur quoi je voulais partir. J’hésitais quelques secondes et lui répondis que j’aimerais bien faire un « Hit the road Jack version diable au corps. » Nous convînmes d’une tonalité et nous fîmes vibrer presque la France entière avec une reprise vraiment ahurissante de ce morceau. Sur le plan technique, il était encore au-dessus de moi, mais sur le plan impro et groove, je le battais à plate couture. Il dut en être vexé puisque Drucker m’avoua plus tard que Clayderman était censé se joindre à moi à la fin du bœuf, mais en réalité, il vint me (re)serrer la main, me (re)félicita et sortit de scène. Avec le recul je peux comprendre que se faire voler la vedette par un gamin de cinq ans, alors que lui, avait sûrement dû travailler des années pour en arriver là, ça devait être agaçant. Vint la petite interview.
Je passe sur les questions, devenues quotidiennes pour moi, ayant trait à mon âge. Rodé sur le sujet, j’enchaînais les réponses presque machinalement. Tout à coup, alors que je l’avais oublié, Roucas me demanda si je mettais encore des couches… Quelques rires dans le public. Ma réponse fusât sans même que j’y réfléchisse :
-En parlant de couche, vous en tenez une bonne vous. Les rires redoublèrent. Voyant que je l’avais pris de court, j’enfonçai le clou :
-Et puis je m’en excuse, mais le seul qui me fasse encore me pisser dessus c’est Coluche. Pratiquer l’autodérision pour ne pas passer pour un con ! Il reprit le micro : « Ah celle-là je l’ai cherchée, je l’ai reçue, t’es un bon toi ! »
Drucker enchaîna rapidement sur une question enfin intéressante : Mes projets.
-Pour l’instant je souhaite continuer ma tournée. J’aimerais aussi m’entourer d’autres musiciens, batterie, contrebasse, etc. Ensuite, j’adorerais enregistrer un album.
On donna le micro à Ben, mais il resta dans des réponses bateaux, je le sentais stressé par la télévision. Pour lui aussi l’ascension avait été rapide. Disons qu’il le gérait moins bien que moi. Après l’émission, l’animateur revint me voir pour me demander si j’accepterais de revenir après ma tournée et quand j’aurais des musiciens supplémentaires. Je le lui promis.
Le lendemain, les journaux parlaient tous de l’enfant prodige qui avait fait un show sensationnel. La vexation de Clayderman n’était pas passée inaperçue non plus. Certains journalistes n’hésitèrent pas à se moquer ouvertement de cette réaction. Pour la première fois je pris conscience que je changeais le cours des choses. Dans mes souvenirs à moi, personne n’avait tourné en ridicule ce pianiste. J’eus subitement de la peine pour lui. –Tu as de la peine parce que nous on triche ?
-Ouais, c’est un peu ça. Le gars travaille dur pendant des années et des années et il est éclipsé
par un mioche de cinq ans…
–Sauf que t’as pas cinq ans…
-C’est ça, tu as très bien compris. Tu prends énormément de maturité depuis que nous cohabitons.
–En tout cas, après l’émission d’hier, il faut s’attendre à être beaucoup demandés.
-Tout juste mon Mini-moi. On va voir du pays. Je serais très étonné que l’on n’ait pas une
tournée mondiale très bientôt…
–Mondiale ?? Tu veux dire qu’on va jouer de la musique dans plein de pays ?
–Oui, il y a des chances. Tu n’as rien contre ça, j’espère ? J’oublie souvent de te demander ton avis et j’en suis désolé.
–Ne t’en fais pas pour ça, ce que je vis est merveilleux. Je n’agis peut-être pas directement, mais j’ai l’impression de voir un super film dont je serais le héros et dans lequel je peux quand même interagir quand je veux. Il suffit que je te dise quelque chose et tu en tiens compte…. Enfin en général…
–Ok, c’est bon j’ai compris, je t’écouterai plus à présent, promis. Tiens ! On va essayer un truc.
J’allai m’asseoir devant mon nouveau piano; grâce à mes cachets, je m’étais acheté un modèle haut de gamme.
-Allez, je te laisse les commandes, c’est toi qui joues.
–Mais je peux pas ! C’est toi qui diriges mon corps.
-Tu te rappelles quand je te laissais jouer aux légos ou au bac à sable ? C’est toi qui tenais le gouvernail. Fais pareil. Moi, je vais me détendre et faire le vide. Toi, tu joues. –Je vais essayer.
Il se servit de ma dextérité, qu’il fit sienne très rapidement. La théorie, je la lui expliquais depuis des mois. Il joua l’un de mes morceaux, assez maladroitement mais de manière largement supérieure à ce que ferait un gosse de son âge. Lorsqu’il eut fini, je le félicitais très sincèrement.
-Tu vois ! Même sans moi tu serais déjà classé « petit génie »
Il ne répondit pas. Ce n’était pas la peine. La sensation de chaud que je ressentais parlais d’elle-même.
Ben était overbooké. Il m’appela pour me dire que plusieurs tourneurs de différents pays l’avaient contacté suite à Champs-Élysées. Il me remercia, pour la millième fois d’avoir à accepté de collaborer avec lui. Ben me faisait rire. Je n’étais pas forcément hyper-convaincu qu’il fût un très bon manager. Mais c’était un gars bien, ça j’en étais sûr. Je lui dis de me laisser un peu de temps, pour auditionner des gars avant d’attaquer l’étranger.
-Je voudrais tourner un peu en France avec des musiciens avant d’aller plus loin.
Mes critères de recherches étaient simples :
-Bons zicos’, ça c’était évident.
-Sympathiques, et qu’ils ne me parlent pas comme à un gosse.
-Et surtout, qu’ils se bougent sur scène, hors de question de jouer avec des statues.
Je fis part de mes souhaits à Ben, il me promit de s’en occuper très vite.
VIII / Une vraie formation.
Les auditions eurent lieues dans un studio que connaissait Ben.
Tous avaient un excellent niveau. Je fixais donc mon choix sur mes deux autres critères. Je choisis Eric pour la batterie, un gars très souriant, avec une bonne grosse bedaine, la trentaine, sans famille. Pour la contrebasse, ce fut Stéphane qui retint mon attention. Sa capacité à ramener tous les sujets de conversations au cul me faisait bien rire. Heureusement que je n’avais pas réellement cinq ans. Lui au moins, sans le faire exprès, me considérait comme l’adulte que j’étais. Du moins que j’étais quand je m’exprimais. Stéphane avait une famille mais cela ne posait pas de problème pour les tournées, il en avait déjà l’habitude.
Tandis que je finissais ma tournée en solo, nous travaillâmes mes morceaux. Je laissais une certaine liberté à tout le groupe mais j’intervenais directement si ce qu’ils faisaient ne me plaisait pas. C’était moi qui composais et j’avais tout de même des exigences. Cela me valu souvent quelques « Putain, il sait ce qu’il veut le gamin ! » Tout avançait très bien et très vite.
Mes parents avaient pris leur décision quant à ma requête. Ma mère allait démissionner et jouer les accompagnatrices. Ma sœur, devenue la plus populaire de son école avait souhaité venir en tournée elle aussi, mes parents furent catégoriques : Non.
Quant à ma scolarité, elle se ferait par correspondance via le CNED. Je crois que c’est surtout ça qui attirait Sophie. Ma mère serait mon professeur particulier. Je changeais aussi de prof de piano. Je prenais des cours, quand je le pouvais, chez l’un des meilleurs profs de France, un certain Marco. Je devais encore progresser en technique. Marco m’avait promis des cours ennuyeux et pénibles, mais nécessaires à ses yeux. Je ne souhaitais vraiment pas monter et descendre des gammes des heures durant mais puisque Marco était la référence, je ferais un effort.
Étant donné la situation dans laquelle nous nous trouvions, Mini-moi et moi, je m’étais préparé à rencontrer le succès. Mais il y a une chose à laquelle je ne m’attendais pas, c’est que le comité français pour l’eurovision me demanda de passer les sélections pour le concours.
Ben était tout excité quand il me donna cette info. « Je suis sûr que tu vas réussir la sélection et gagner l’euro, c’est obligé ! »
-Nous verrons bien… C’est quand l’épreuve ?
-Le mois prochain, la liste était déjà arrêtée mais vu tes dernières performances, ils ont fait une petite entorse au règlement. C’est pour ça que je te dis que c’est dans la poche. -Ok. Verrouille la date et je verrai si on y arrive.
-Pas « on », toi. Ils ont souhaité que tu sois en solo. Ça te pose un problème ? -Pas vraiment. C’est dommage c’est tout.
Ma famille apprit la nouvelle avec enthousiasme. L’Eurovision, à cette époque avait encore pas mal de fans. Dans mon « passé », l’intérêt pour cette émission ne cessait de décroître. A la limite, seuls quelques retraités la regardaient encore…
Je passe rapidement sur les sélections que je réussis haut la main. Les autres candidats ne se faisaient pas d’illusion. J’étais la nouvelle coqueluche de tout le pays et ils le savaient bien. Certains me souhaitèrent même bonne chance avant même que le résultat du jury soit connu.
La date du concours finit par arriver.
Les trois quarts des candidats n’avaient rien de spécial. Juste de la variété de base. D’autres, par contre apportaient une touche d’originalité et étaient, soit de très bons musiciens, soit d’excellents chanteurs. Puis ce fut mon tour. Je fis mon show habituel. Par habituel, je ne sous-entends rien de péjoratif. Je prenais toujours un plaisir immense à jouer devant le public. J’utilise « habituel » car je faisais toujours la même chose : me donner à fond. Si je n’avais pas transpiré, c’est qu’il y avait eu un problème. Mais je transpirais à chaque fois.
Bon, devinez-quoi ? Après Marie Myriam, il y a eu moi. Je remportais le concours les doigts dans le nez avec une avance aux points considérable. N’y voyez pas de prétention, c’est juste que ça c’est réellement passé comme ça. Alors oui, on peut considérer que c’était un peu de la triche. Aurais-je gagné l’Eurovision si j’y avais participé avec la même chanson et à trente-cinq ans ? De toute façon c’est impossible à savoir alors… J’évitais d’y penser. Carpe diem, hein ?
Bien sûr, le lendemain, j’ai fait la une de tous les journaux, et rebelote pour le JT de vingt heures. Quelques jours plus tard, une autre surprise m’attendait. Je fus sacré Chevalier des Arts et Lettres ! Bien sûr, c’était tout à fait inédit pour un gosse de cinq ans, presque six. Personne ne savait trop si c’était légal, le cas ne s’étant jamais posé jusqu’alors. Cette fois mes parents et ma sœur ne purent se soustraire à la photo souvenir officielle. Quand le président, qui était exceptionnellement présent pour la cérémonie, vous demande de venir poser, vous le faites. J’ai toujours cette super photo de toute ma famille et moi, aux côtés de « Tonton » Mitterrand.
Tous ces événements s’étaient enchaînés à une cadence infernale. Cependant, mon objectif premier était toujours de retrouver Coralie. Elle m’obsédait. Toutes mes chansons qui parlaient d’amour n’étaient que des lettres ouvertes pour elle. Le manque d’elle et de Théo était si intense parfois que je m’effondrais en larmes. Les mains serrées sur le cœur. Évidemment, seule ma famille comprenait cet état et je m’arrangeais toujours pour que ces crises aient lieu en privé.
Peu avant de partir en tournée à l’étranger, nous dégageâmes assez de temps pour l’enregistrement de mon premier album. Les ventes furent phénoménales. Disque d’or, très vite, puis de platine, presque aussi vite. Même la Cloclo-mania n’avait pas eue cette ampleur. La presse ne tarissait pas d’éloges : « La fierté de la nation, Symbole de la France, etc » J’étais devenu omniprésent. Quand je revenais dans le coin, je me débrouillais toujours pour faire un petit détour du côté du Jazzie-Bar. Je devais bien ça à Max. Il était devenu un ami.
Je continuais également à laisser jouer Mini-moi. Il progressait à une vitesse fulgurante. Ce que j’apprenais l’imprégnait lui aussi. Je pouvais ressentir au fond de mon être son envie grandissante de jouer par lui-même.
-Un jour, quand je serai assez bon, tu me laisseras faire un concert ?
–Tu vas vite me rattraper musicalement. Mais il faut que tu comprennes qu’il n’y a pas que ça qui plaît aux gens. C’est aussi mon comportement adulte et déconneur. Tu sais ? Quand j’en rajoute des caisses pendant les interviews ?
–Ok, tu me laisseras jouer et toi tu feras les interviews alors.
-Ça roule ma poule ! Mais quand tu seras prêt, pas avant. On ne peut pas prendre le risque de décevoir le public si tu fais des pains en pleins concert. –Je comprends, je serai patient.
–Tu l’es déjà…. Je t’ai déjà dit que je t’aimais très fort, toi ?
–Tu ne me l’as jamais dit. Mais c’est bizarre de s’aimer soi-même. En tout cas, moi aussi je t’aime très fort. Dis, je te rappelle Théo ? Mes yeux s’embuèrent et des larmes roulèrent sur mes petites joues d’enfant. –C’est un peu ça Mini-moi, c’est un peu ça…
IX / Les années passent…
Les semaines passèrent, puis devinrent des mois, qui à leur tour se transformèrent en années. Ma mère me suivait partout mais restait très discrète. Je la voyais surtout pendant qu’elle surveillait mes devoirs écrits pour le CNED. J’enchaînais tournées après tournées, albums après albums. Suite à mes supplications, mon père arrêta de fumer, et par là, sauva sa vie. Ma sœur grandissait et nos rapports étaient au beau fixe. C’était toujours un bonheur de la revoir quand je repassais par Paris. Nous parlions beaucoup et pour quelques instants, quelques instants seulement je ne pensais plus à la musique, ni à Coralie et Théo. Dans ma première enfance, nous nous battions sans cesse. A quoi cela tient-il finalement ?
Mini-moi devint très doué et lors de petits concerts je lui laissais les commandes sur un ou deux morceaux qu’il connaissait bien. Il bougeait bien le gamin ! Il avait compris que bien jouer ne suffisait pas. Il fallait aussi « faire le show. »
Au fur et à mesure qu’il grandissait, je sentais sa présence de plus en plus grande. Il s’épanouissait mais dans un corps qui ne lui appartenait que quelques heures de ci, de là.
Les années défilèrent, puis vînt l’inévitable mue de la voix. Pendant deux ans, elle déraillait un peu mais au lieu de tenter de le cacher, j’en jouais et le mettais en avant. J’en plaisantais souvent lors de mes concerts. Tout le monde comprit ce petit problème et aucun critique ne me descendit à ce sujet-là.
Ma vie suivit son cours; à seize ans, ma mère cessa de m’accompagner. J’avais choisi littéraire, normal pour un Chevalier des Arts et Lettres ! Toujours par correspondance. Ben, qui ne m’avait plus quitté depuis mes cinq ans, était chargé par ma mère de veiller que j’envoie bien mes devoirs dans les temps. Je m’étais fixé mes vingt ans comme date limite pour retrouver Coralie. Je connaissais le village où elle avait grandi, et je ne pensais pas avoir de problème pour la retrouver.
Une chose me chagrinait toutefois. Le fait d’être adolescent avait drainé tout un nouveau type de spectatrices : les midinettes qui hurlaient mon nom. J’avais du mal avec ça. Moi, je voulais un public de passionnés de musique. Pas de nénettes qui venaient parce que c’était la mode et se foutaient de ma musique. Quand j’en eus marre, je profitai d’une énième interview pour mettre des mots sur cette sensation. Cela calma un peu le phénomène. Je ne voulais pas devenir un Justin Bieber. Je mettais toujours autant de fougue, tant dans mes albums que dans mes concerts. Notre formation à trois s’était étoffée. Nous avions désormais des cuivres et une guitare et de temps en temps un percussionniste. Au début, on m’appelait juste Cédric, je trouvais ça plus intime que de mettre le prénom et le nom. Mais après avoir recruté toute ma tribu de musiciens, je décidai de mettre un nom sur le groupe. Par respect pour eux. Je ne trouvais pas normal de ne mettre que mon prénom en avant. Nous avons bien galéré avant de trouver un nom potable. Lors de nos débuts, mes musiciens rigolaient souvent de voir un gosse de cinq ans taper une crise de nerf parce qu’on l’empêchait de boire du café. A ce sujet, ma mère ne l’a accepté qu’à partir de mes sept ans. Bref, notre nom de scène était désormais les « Hot Coffees. » Ce nom nous allait bien car en plus de moi, tous les membres étaient de grands buveurs de café. Et tous sans sucre. Quand quelqu’un prenait un café avec du sucre, nous nous regardions tous en coin avec un demi-sourire. Les buveurs de café sucré, nous les appelions les « Petits joueurs. » Ben en faisait partie mais il ne l’a jamais su. Les « Petits joueurs », ça restait entre nous.
A seize ans, donc, j’avais déjà mis plusieurs fois les pieds sur chaque continent. Le show des « Hot Cofees » continuait.
Coralie avait forcement dû voir des photos de moi, et avait sûrement entendu ma musique. L’aimait-elle ? Faisait-elle partie des groupies qui suivaient mes concerts ? Ces questions me hantaient de plus en plus.
Plus je vieillissais, plus les journalistes me posaient des questions sur mes histoires de cœurs.
“Pas encore, pas encore, répondais-je inlassablement. Ma musique d’abord, je tomberai amoureux quand l’heure sera venue”
A mes dix-huit ans, je passai le permis de conduire, et accédai au pactole que mes parents avaient épargné à chaque concert, une fois déduit les cachets des musiciens et la com’ de Ben. Pour fêter ça, j’avais organisé, ou plutôt, Ben avait organisé une fiesta monumentale. Plein d’amis et de célébrités que j’avais rencontrés et dont la compagnie était agréable. Bref, la totale. Nous avions réservé une petite salle de concert pour la fête. Le plateau était bourré d’instruments. Ce soir-là, c’était « scène ouverte » et c’était pour de vrai. Le bœuf entre musicos dura jusqu’à l’aube. Le lendemain, repos obligé et gueule de bois carabinée.
Comme je disposais désormais de mon argent, je devins propriétaire d’une jolie petite maison à la campagne. Rien d’extravagant, je n’avais pas la folie des grandeurs. Je choisis cette maison-là parce que je savais qu’elle plairait à Coralie. Ancienne habitation avec intérieur bois, poutres apparentes, cheminées, et surtout très chaleureuse. Rien de moderne, de froid. Je fis également l’acquisition d’une voiture. Je sus pareillement rester modeste. Mon choix s’était porté sur une belle Golf, certes toutes options mais j’aurais tout aussi bien pu opter pour une grosse BM. Ne surtout pas prendre la grosse tête maintenant que j’étais « riche » !
X / La Recherche
Quelques jours après l’achat de mon véhicule, et n’y tenant plus, je pris la direction de Paris-sud. Je voulais juste l’apercevoir. Elle devait avoir quinze ans. Ma mère m’avait demandé d’attendre que Coralie soit majeure pour éviter tous soucis avec la justice. Détournement de mineure. Je voulais seulement la voir. Je connaissais très bien la maison de son enfance, elle me l’avait montrée plusieurs fois. Je me garai à quelques mètres seulement du portail. L’heure de la fin des cours approchait. J’allais la voir, son sac d’école sur l’épaule, arriver avec toute l’insouciance que l’on peut avoir à cet âge-là. J’attendais le cœur battant. Au bout d’un long moment, une personne sortit de la maison. Un parfait inconnu. Grand, svelte, une petite barbe de trois jours, la quarantaine. Sûrement un ami des parents. Je me remis à patienter. Une vingtaine de minutes s’écoulèrent puis l’inconnu revint avec un sac de courses. Il avait les clés de la maison. Je sortis de ma Golf, portant lunettes de soleil et casquette, célébrité oblige. Je m’approchai de la boite aux lettres. « M. & Mme Turin » Mais qui était-ce ? Tant qu’à être venu jusqu’ici, je sonnai :
-Excusez-moi mais la famille Lagrange, n’habite plus ici ?
-Vous devez faire erreur, je vis dans cette maison depuis dix ans.
-Ah… bien je vous remercie, désolé pour le dérangement, je dois confondre la maison. -Hé ! Attendez. Mais vous êtes Cédric ! Le pianiste !
J’ôtai les lunettes et la casquette et souris de toutes mes dents malgré ma déception.
-C’est super ! J’ai plein d’album de vous ! Est-ce que… Sans vouloir abuser, vous pourriez m’en dédicacer un ?
-Avec plaisir mais à une condition. Vous m’offrez un café !
Ce monsieur Turin était un vrai fan, il n’avait pas quelques albums, il les avait tous. Je lui dédicaçai chacun et le remerciai de les avoir achetés. Sa femme arriva et fut encore plus excitée que lui. Nous discutâmes musique en sirotant un très bon café. Puis j’en profitai pour glaner quelques informations sur Coralie et sa famille, les Lagrange.
-Vous avez dû vous poser des questions tout à l’heure quand j’ai sonné. En fait je recherche une personne que j’ai connue il y a très longtemps quand j’ai débuté, enfant. Dans mon souvenir, c’était cette maison-ci. Je fais sûrement erreur mais vous ne vous souviendriez pas du nom des anciens propriétaires ?
-Non je suis désolé mais à l’époque, nous nous étions adressé à une agence immobilière. Je vous dirais bien d’aller les voir mais elle est fermée depuis pas mal d’années.
Mon cœur se serra. Mais je savais bien cacher mon jeu. Ils souhaitèrent prendre une photo souvenir, bien entendu, j’acceptai avec plaisir.
-Vous savez, notre fils prend des cours de piano grâce à vous. D’ailleurs, je me souviens d’un reportage de l’époque où vous étiez enfant, les inscriptions au cours de piano avaient explosé. Il parait même que l’on manquait de profs tellement c’était la folie ! Je souris : « Tout le monde voulait son petit Cédric… »
Je les remerciais pour le café et je pris congé. Pendant tout le trajet du retour, je me demandais ce qui avait bien pu se produire pour que le passé change ainsi. Puis il me revint en tête la théorie du battement d’aile du papillon en Amérique du sud qui provoque un tsunami en Asie. Et moi, avec ma carrière, j’avais donné un sacré battement d’aile. Si Led Zeppelin n’avait pas écrit « Stairway to heaven », des générations de guitaristes n’auraient pas emballé des filles avec ses arpèges, et l’avenir aurait été forcement différent. Ne serait-ce qu’un peu.
Ce qui m’avait fait tenir toutes ces années, c’était la certitude que je retrouverais facilement Coralie. Et cet espoir, moteur de tout mon être, venait de disparaître. Je pleurais tant, que je distinguais à peine la route. J’essayais de me focaliser sur les traits blancs qui défilaient sous mes roues. Les traits blancs, concentre-toi sur les traits blancs. Pour éviter de penser à autre chose. Je m’enfonçais dans une sorte de torpeur et finalement, à bout de fatigue, fini par me décaler sur la gauche. Le camion ne put m’éviter.
Une nouvelle fois, je fis la une des journaux. Mais pas pour la musique cette fois. Pour citer Bruno Masure, célèbre présentateur de JT de l’époque : « La France entière retient son souffle »
Les médecins me sortirent du coma artificiel, dans lequel ils m’avaient plongé, au bout d’une semaine. C’était surtout les jambes qui avaient encaissé le choc. Heureusement, mes mains étaient indemnes. Pour un pianiste, c’était primordial. Les docteurs m’assurèrent que je pourrais de nouveau danser la gigue, mais qu’une importante rééducation serait nécessaire.
Quand je fus dans l’intimité de ma chambre d’hôpital avec mes parents, je leur expliquai le pourquoi de l’accident. Ma mère crut qu’il s’agissait encore d’une tentative de suicide. Ce fut compliqué, mais je parvins à la convaincre que non. Coralie était de ce monde, ça, c’était sûr. Il ne me restait plus qu’à la trouver. Je ne pouvais pas abandonner.
La date de ma sortie d’hôpital avait fuité et une horde de journalistes m’attendait dehors. Bien qu’en fauteuil roulant, je fis mon petit show en déconnant. « C’est promis, je rejouerai bientôt debout ». Depuis mes débuts, je ne jouais jamais assis en concert. En grandissant, j’avais fait surélever mon piano pour qu’il soit à la bonne hauteur. Jouer debout, c’était ma marque de fabrique.
Il me fallut six mois pour remarcher correctement. Nous avions dû annuler quelques concerts mais je promis publiquement de revenir très vite dans les salles concernées et je demandais aux gens de garder leur billet d’entrée. Le temps passait, et je m’approchais de la vingtaine. Mini-moi évoluait vers une omniprésence. Il devenait excellent au piano. Je le laissais souvent aux commandes pendant les concerts. Pour être honnête, il s’approchait lentement mais sûrement de mon actuel niveau. Il voulait s’amuser, lui aussi. Il bougeait bien, commençait à se marrer avec le public. Évidemment, à part moi, personne ne sentait cette transition s’opérer. C’était encore moi qui donnais les interviews, mais je sentais clairement que Mini-moi en était largement capable, et sur le même ton. Comme Coralie avait trois ans de moins que moi, elle aurait sa majorité dans un an. Encore un peu de patience. Je repris les enregistrements et les tournées.
Toujours autant de succès. Un moment j’avais un peu peur que le fait de vieillir ne vienne à bout de l’engouement du public, au départ fasciné par ce petit garçon de cinq ans. Mais non, les salles étaient toujours pleines, en France et même à l’étranger. L’accueil avait été particulièrement chaleureux et fou au Japon. L’Europe me recevait à chaque fois avec ferveur et même les Etats-Unis, pays pourtant assez centré sur lui-même me réservaient toujours une standing ovation. Sincèrement, je ne vois pas comment un artiste aurait pu faire mieux. Et je dis cela sans prétention. Loin derrière moi la carrière de paysagiste raté et fauché comme les blés. J’avais même joué en Chine pourtant très hermétique au monde extérieur.
Mon emploi du temps était extrêmement chargé. Alors j’engageai un détective privé pour retrouver Coralie. Sans résultat.
-Vous savez, votre souvenir de cette petite fille remonte à loin et il est très facile de changer de nom en se remariant. J’ai réussi à contacter les anciens gérants de l’agence immobilière dont vous m’avez donné l’adresse. Ils ont plié boutique après un incendie alors qu’ils n’étaient même pas assurés ! Une voie sans issue.
Mon désespoir était à son paroxysme. D’ailleurs, l’album enregistré après cela était d’une tristesse profonde et viscérale. Les critiques d’alors s’en étonnèrent. Ma musique, jouissait normalement d’une folie joyeuse et pleine d’entrain. Pourtant certains fans le considérèrent comme le meilleur que j’ai jamais produit. Cela me rappela douloureusement une question que Théo m’avait posé un jour : « Papa, pourquoi les musiques les plus belles sont toujours les plus tristes ? » Aujourd’hui j’aurais pu lui répondre… Mais m’appellera-t-on encore papa ?
Dans mon désarroi, je laissais de plus en plus les commandes à Mini-moi, qui n’avait plus rien de Mini. Avec les années qui passèrent, son niveau au piano égalait largement le mien, et nous n’étions plus que deux Bernard-l’hermites identiques, partageant la même coquille. Sauf que l’un des deux sombrait dans la dépression, tandis que le second émergeait tel un papillon s’extirpant de sa chrysalide, ne demandant qu’à jouir de la vie. Je m’enfonçais dans son âme. En quelques années, les rôles s’étaient totalement inversés. Il insistait régulièrement, pour que je joue de nouveau sur scène. Pour lui faire plaisir je faisais quelques impros. Les morceaux, c’est lui qui les composait maintenant. Et il était sacrément doué. Quand je le lui disais, il me répondait qu’il avait été à bonne école.
-Oui, sûrement, mais l’élève a bel et bien dépassé le maître. J’aimerais ne plus être là. Te laisser enfin un corps à toi. Tu as été d’une patience formidable. Maintenant, j’aimerais que tu profites pleinement de la vie, pas comme une doublure. Mais je ne sais pas comment faire pour m’en aller. Si je me fais sauter le caisson, le tien explosera aussi…
–Ne parles pas comme ça ! Je te l’interdis ! Je te dois tout, ma vie actuelle, le succès, l’argent !
–Mais pas l’amour. Et crois-moi, il te manque quelque chose. Un bonheur sans limite. Un enfant que tu fais sauter sur tes genoux… Tu vas bientôt avoir trente ans et par ma faute, tu n’as jamais connu aucune fille. Tu es puceau à cause de mon entêtement à moi. Je t’ai peut-être beaucoup donné mais je t’ai aussi privé d’un tas de choses…. Je ne plaisante pas. J’aimerais quitter ton corps et enfin te laisser maître de ta vie, de TON destin.
–Hé Maxi-moi ! Arrête tes conneries et pense musique ! Ce n’est pas ça qui te permet d’avancer normalement ? Ce soir au concert, on fait ça à deux. Un duo à deux mains, ok ?
XI / La Révérence.
Ce soir-là, le concert avait lieu à l’Olympia, salle mythique, mais que j’avais déjà pratiquée plusieurs fois. J’avais totalement décroché. Mini-moi avait pris le contrôle total, sentant bien que moi, je ne pourrais rien assumer. La transition entre Mini-moi et moi s’était faite naturellement, personne dans mon entourage n’avait rien remarqué. Mes parents ne savaient presque jamais auquel ils parlaient. Ils savaient que Mini-moi grandissait au fur et à mesure des années. Mais l’histoire de nos discussions par pensées les dépassait un peu.
Nous commençâmes le concert avec notre légendaire fougue. Les morceaux s’enchaînaient, le public était hystérique, Le Show avec un grand « S ».
Mini-moi jouait comme un dieu. Il reprenait sa vie en main. Je pouvais ressentir sa joie. Comment lui en vouloir ? Je n’en n’avais pas le droit. Et si je me laissai aller… Partir comme ça, m’évaporer en plein concert, au sommet de ma gloire. M’échapper par le bout de ses doigts et disparaître comme une note. Je voyais ce qu’il regardait. Le piano, le public. Le public, le piano. Je n’y prêtai plus attention. Je me laissai couler dans un recoin perdu de sa tête. Ça y était, cela marchait. Je sombrais tel un bateau dans une mer de tristesse.
Puis subitement, je ressentis chez lui un réchauffement, une flamme qui ne m’était pas inconnue. Dans un dernier effort, je cherchai la source de cette douce chaleur. Et là, au premier rang, Coralie. Ma Coralie. Bien qu’il ne l’ait jamais réellement vue, il la reconnut immédiatement. Après tout, nous partagions le même cœur.
Pris de panique à l’idée de la reperdre, il demanda à un technicien de monter sur scène prétextant un problème de son. Mini-moi lui glissa à l’oreille de donner à la beauté du premier rang un laisser-passer pour les coulisses. Il finit le concert en la dévorant des yeux. Ni lui ni moi n’avions aussi bien joué. Je vis le technicien remettre discrètement le passe à Coralie. Elle le prit et le serra sur son cœur.
Je continuai de sombrer, mais cette fois ce fut dans un océan de bonheur. Je m’étais trompé dès le début sur mon rôle dans cette histoire. Ce n’était pas à moi de retrouver Coralie. Je devais les faire se rencontrer eux : Mini-moi et elle. Et maintenant ma mission s’achevait, tout simplement. Je devais partir.
–Tu peux partir tranquille. Tu m’as tout donné, jusqu’à l’amour véritable. Je saurai prendre soin de ta Coralie… Merci pour tout.
Je pouvais ressentir tout l’amour qu’il lui portait déjà.
-Aime-là, mon Mini-moi, aime-là.
Si vous avez aimé cette histoire, vous pouvez me soutenir en l’achetant sur Amazon en suivant ce lien. Merci.